Encrier 87

Textes de 2022 Texte d'Estelle tissé à partir des écrits des participants de l'atelier du 5 mars 2022

Une photo.. Des vies... Une vie...

Le mois de mai allait en pente douce annonçant l'été. Le parc, sous sa couverture de feuillages, se paraît en se bigarrant de toutes les couleurs florales. Un monde d'oiseaux égayait les frondaisons. Des mésanges, des rouge gorge et des moineaux aussi, moins nombreux. Des pigeons mendiaient jusque dans les jambes des groupes qui mangeaient des gâteaux. Apparaissaient, par moment, des pies et quelques corbeaux qui faisaient fuir la gent vole menue. Les roses trémières, ces demoiselles du vent, gagnant chaque année de nouveaux espaces, participent au concert dans lequel couleurs, odeurs et chants se mêlent suavement.

« Il est très bien cet hôtel... Vraiment ! La chambre est jolie et confortable... et quel service !... une soubrette pour moi seule... qui passe à chaque heure... Elle a dit son nom... Zut je l'ai oublié ! » De l'extérieur arrivent des bruits de conversation, des rires et des cris d'enfant. Le temps est au beau, il favorise les réunions dans ce parc qui fut dessiné et planté vers 1850 pour entourer la résidence d'un puissant de l'époque.  Maintenant il est dense et harmonieux. Des essences diverses, des allées ombragées praticables en tout temps. Il y a des jeux pour les enfants et les chiens visiteurs sont admis, tenus à l'extérieur seulement.

« … Quel voyage ! … et ce taxi bizarre... Où j'étais allongée... Enfin, ici je suis bien.. J'ai soif, pas très faim... Il faudrait que je me lève... Les toilettes... Ah ! Voilà Claudette...Et si serviable... Je voudrais lui montrer la photo... J'ai oublié... Quand même c'est important... Il y a tant de gens inconnus réunis là... Ce gros prétentieux au cigare qui est-ce ?... Et cette jeune énervée posant en débraillé échevelée ?... Elle me rappelle quelqu'un... Qui ? Un air de ressemblance dans les yeux... Je demanderai son avis à Claudia... »

A son retour l'assistante personnelle vit que la très vieille dame semblait dormir. Ses paupières dissimulaient son regard bleu pervenche délavé. Ses deux mains étaient posées à plat sur le drap. Elle était paisible dans son repos en cette fin d'après-midi doux et ensoleillé. Par la porte-fenêtre entre-baillée entraient des chants d'oiseaux mêlés à des rires roulant en cascade... Une photo arrachée à un hebdo « people » tremblait légèrement dans sa main gauche... Le mouvement de l'air, passant par la porte-fenêtre, pouvait-il, seul, agiter ainsi le papier ? Peut-être un tremblement, à peine perceptible,, comme transmis par la main elle-même... Claudie nota l'heure du décès, exactement 17h45 un vendredi, en fin d'après-midi, un jour de Mai si doux, si beau … En ramassant la photo Claudie remarqua la couleur des yeux de la jeune poseuse : ils étaient d'un bleu très clair que l'on voit peu, sauf chez les personnes très âgées. Celles qui voient venir l'inéluctable depuis longtemps et qui, soudain...

Claudie ne comprenait pas le dernier geste de sa patiente mais elle savait qu'il lui fallait quant à elle accomplir tout de suite un premier geste : appeler Julie Lhirondelle pour l'avertir séance tenante du décès de sa grand-mère.

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« Julie, c'est Claudie. Écoutez, je vous l'avais promis. Alors voilà, votre grand-mère est partie, il y a quelques minutes à peine. Elle a rendu son dernier souffle en s'endormant tranquillement, on ne pouvait pas rêver plus paisible, sans souffrance aucune. La porte-fenêtre est ouverte, son âme s'est sûrement envolée avec le vent du printemps. Elle a eu comme une embellie, elle qui était si faible encore ce matin. Émeline a trouvé l'énergie d'aller chercher un magazine sur la table du salon, elle est retourné à son fauteuil préféré dans sa chambre et elle a pris le temps de découper une photo, qu'elle a finalement à moitié arrachée. Elle tient encore ce bout de papier dans sa main, je n'ose pas lui enlever. Je ne sais pas ce que cette image représentait pour elle, mais ça a été son dernier élan. »

« Merci Claudie d'avoir pensé à moi tout de suite. Dites moi, qu'est ce qu'il y a sur cette photo, c'est quoi ce magazine ? »

« Oh vous savez Julie, c'est ce réalisateur à scandale, un peu gros, à cigare, qui fréquente des actrices bien plus jeunes que lui. Là, il tient à son bras une jeune fille qui a des yeux très pâles, d'un bleu presque transparent, qui regarde ailleurs, comme si elle était vraiment très loin de la scène. C'est dans le magazine « Voilà Paris », laissé là par la femme de ménage. Émeline ignorait complètement ce journal d'habitude. »

« Vous n'allez pas me croire Claudie, ça à l'air complètement dingue, mais depuis toujours il y a une grande photo qui trône au dessus de la cheminée chez ma grand-mère. C'est un gros type avec un cigare en premier plan, à ses côtés une jeune fille assez timide avec de grands yeux d'un bleu très pâle, et en arrière-plan un jeune homme à moitié dans l'ombre. On ne voit que la moitié de son visage, mais il est visiblement très beau, un peu fauché, et le regard farouche. J'ai toujours trouvé cette photo un peu dérangeante, à cause du grossier personnage au centre, mais Émeline y tenait énormément parce que le beau gosse sombre dans l'ombre allait devenir son mari. Ils se sont rencontrés au lycée au club théâtre, le sale type était professeur de philosophie et metteur en scène. Il appréciait beaucoup et de façon très entreprenante les jeunes premières. Je crois qu’Émeline dans ses derniers instants s'est souvenu de son premier amour, malgré la maladie d'Alzheimer. »

« C'est une très belle histoire mademoiselle Julie et je vous crois tout-à-fait. Il n'est pas rare qu'il y ait de tels éclairs de lucidité justement au moment crucial. »

« Je me prépare et je viens le plus rapidement possible Claudie. Vous connaissez la démarche à suivre. Je compte sur vous et vous remercie d'avance, vraiment, de tout cœur. »

Julie ne réfléchis pas. Voilà des mois qu'elle habite chez sa grand-mère.

Plus la mémoire d’Émeline s'effaçait plus Julie s'appliquait à en retrouver le fil, à tisser encore et encore la trame de cette vie qui allait disparaître. Objets, parfums, livres, photos ou lettres, tout lui était bon pour raconter à Émeline sa propre existence chaque fois qu'elle lui rendait visite. Ce qui n'était au début pour Julie qu'un grand élan d'amour pour sa grand-mère, le désir impérieux de sauvegarder ses racines, était devenu au fil des semaines une véritable passion. Julie voyait se matérialiser sous ses yeux les mille et une histoires qui la reliait à sa grand-mère, dans une chasse au trésor époustouflante à travers le grand appartement.

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Julie s'empare d'un fauteuil velours et grimpe décrocher la grande photo au dessus de la cheminée. En déséquilibre, le cadre lui échappe et tombe au sol sur l'envers. Julie découvre trois enveloppes fichées dans le cadre à l'arrière de l'image.

Assise par terre, Julie tourne les enveloppes dans ses mains. Elle peut lire « A toi mon Amour, janvier 1938 » sur la première, puis « A toi mon amour, janvier 1946 » sur la seconde », puis enfin, « A toi, Marc, mon époux, janvier 1970 ». Ces lettres n'ont pas été postées. Elles ont été données en main propre. Marc et sa femme Émeline se sont écris, Émeline a gardé ces lettres dans un endroit dissimulé et protégé pendant près de 80 ans, près d'un siècle.

Julie ouvre la première :

« T'aimer follement, c'est affirmer ma liberté.

Pour que cela puisse être, j'ai trouvé un autre chemin, chaque jour cultivé.

Il est fait de quelques précautions qui me permettent de toujours ouvrir un lendemain.

Partir quand même, même si je ne voudrais que rester.

Ne jamais te dire n'importe quoi, créer de la beauté avec mes mots partagés.

Toujours penser à protéger ton jardin intérieur.

T'aimer mieux sans te blesser.

Savourer notre sel secret, celui qui a soudé notre amitié.

Débroussailler parfois pour apercevoir au-delà de ton calme et de ta tranquillité ce qui blesse. Partir à temps pour t'aimer mieux.

Faire comme si les absences n'avaient pas eu lieu, renoncer un peu pour préserver ta liberté.

Me retourner parfois pour voir ce qui compte et donner plus, autrement.

Marc » La missive, fine et craquante, contient au creux de sa pliure un certificat de mariage un peu jauni, à l'encre délavée, entre Marc Lhirondelle et Émeline Dupassage.

Julie pose délicatement l'extraordinaire déclaration d'amour, puis ouvre la seconde lettre. « Je tourne autour du pot Émeline mon enchanteresse.

Depuis la catastrophe je suis confronté à des choix cruciaux. Plus rien de ce que j'ai connu n'existe encore, je n'ai pas le temps d'hésiter, de reporter, de dire peut-être. Chaque choix est vital, définitif .

Rester par devoir, dans l'honneur du sacrifice, pour reconstruire pierre à pierre la ville détruite, ou partir loin. Sans un regard en arrière. Pour un lendemain entièrement ouvert, comme un tableau à venir, un souvenir qui n'existe pas encore.

Je dois la quitter. Je veux la quitter. Ma ville, ma mission... Toi, ma femme adorée. Je ne veux pas te dire n'importe quoi. Je renonce à tout pour aller plus loin.

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Je monologue. « Tu fuis, Marc ». Je me regarde. Miroir brisé, je supporte à peine mon visage. Je ne fuis pas. Je retrouve le souffle, le calme, je les croyais morts. Je me retrouve, je me croyais mort. Je débroussaille avant de m'aventurer sur le chemin de mon esprit débarrassé enfin de l'effroi.

J'ai les cartes, les vivres, le véhicule Émeline, mon bagage est prêt.Je sais où je vais, là où les forêts poussent encore, où les lacs dansent sous le ciel. Je sais pourquoi je pars. Pour bâtir de mes propres mains un vie nouvelle où j'aurais tout à apprendre.

Je vais peindre.

Je ne veux pas t'arracher au peu qu'il te reste, je ne veux pas t'entraîner avec moi sur les routes escarpées pour exorciser mes mauvais rêves. C'est ma voie, ce n'est pas la tienne.

Le plus difficile n'est pas d'affirmer sa liberté, ni de t'aimer follement, encore et toujours. Non. J'ai peur, oh oui j'ai peur, d'ouvrir encore et encore d'autres lendemains, de le désirer si fort.

Le plus difficile c'est de te blesser. Je ne le veux pas. Ce que je veux te blesse et te blessera. Le plus difficile c'est d'attendre d'ores et déjà un pardon qui ne viendra pas, parce qu'il faut d'abord se pardonner d'être soi. Je suis à jamais impardonnable Émeline.

Je pense à toi. Si fort. Je pourrai te donner plus et mourir peu à peu, un peu plus chaque jour, m'éteindre lentement, pour une vie un idéal qui ne sont pas les miens. En mon jardin intérieur je cultive le sel secret de la vie, un champs de blé sous le silence, un ciel expurgé du bruit des bombes, anéanties à jamais.  Comme je ne peux te le dire je te l'écris.

Je pars quand même.

Je pars à temps.

Je vais créer de la beauté.

Je ne peux faire comme si le désastre n'avait pas eu lieu, intérieur, extérieur.

Je sais que tu ne comprendras pas mon Amour, mais ailleurs, je vais t'aimer mieux. »

Julie pleure assise au sol.

Elle connaît le parcours de cette grand-mère metteur en scène et de ce grand-père peintre bravant toutes les conventions sociales, juste avant guerre. La guerre fracture leur devenir. Marc devient médecin par la force du destin tandis qu’Émeline abandonne le cœur effondré son art et son indépendance pour aller travailler à l'usine. Julie a toujours vécu avec la légende de cet amour inconditionnel entre les deux ancêtres. Et puis l'histoire se brise. Julie n'a jamais rencontré son grand-père, elle n'a jamais eu le droit d'aborder ce qui est devenu tabou, les raisons qui ont séparé définitivement Marc et Émeline.

Julie ouvre la dernière lettre.

« Tu croiras peut-être que je dis n’importe quoi,  pourtant je souhaite vraiment que mon départ t’ amène un jour à créer de la beauté!
Oui, je pars. Pour la première fois de ma vie je pars à temps, je sauve ma peau.
Je sais que je te blesse mais c’est sans le vouloir, je te promets!
Combien de temps il m'aura fallu pour apprendre à ouvrir un lendemain!
Souvent au cours de ma vie, les relations d’amitié ou d’amour que j’ai souhaité entretenir, après un début où nous nous aimions follement, se sont transformées en lames de fond qui m’emportaient,  je me perdais.
Personne pour remarquer mon regard égaré,  personne  pour mettre en doute mes mots-mensonges, tous mes proches jouaient à faire comme si de rien n’était .
Pourtant mon chemin n’était que ronces qui déchiraient ma peau et la laissaient à vif,  je  m’enlisais dans les boues de l’enfance qui m'aspiraient dans la jouissance de l'aliénation!
C’est la première fois, je ne fuis pas, je pars sans me retourner.
En déchirant ta photo, j’entends tes suppliques, tes menaces: « je  ne survivrai pas à ton départ », « je me mettrai toujours en travers de ta route  », « je t’en supplie, pardonne-moi » 

La page est  tournée, j'ai choisi de débroussailler les chemins déjà parcourus avant de m’ aventurer et de pouvoir goûter au sel secret de la vie. »

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Julie se rend compte qu'elle a retenu sa respiration. Elle expire d'un coup et inspire un grand bol d'air, comme si elle avait plongé en apnée, bloquée au fond d'une grotte sombre.

Et Julie comprend . Après guerre Marc a décidé de s’exiler aux États Unis dans des contrées isolées pour reprendre la peinture. Il n'a pas demandé à Émeline de tout abandonner pour le suivre, mais Émeline a encore une fois décidé de se sacrifier. Ils ont eu une fille. Émeline l'a élevée quasi seule. Elle a finalement décidé de rentrer. Ainsi la mère d’Émeline a des souvenirs où des indiens natifs et des chevaux sauvages se superposent à l'école Française, tandis qu'elle sont toujours seules, la femme et la petite fille.

Julie s'allonge par terre. Juste avant de mourir sa grand-mère a désigné avec une image empruntée le seul homme qu'elle a aimé et toutes les épreuves affrontées.

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Julie veut retrouver la trace de Marc. En s'adressant à sa mère elle le contacte finalement assez facilement et l'invite à l'enterrement d’Émeline. Il vient et découvre la famille qu'il n'a jamais réellement rencontré, sa fille et sa petite fille. Il tient dans la main un roman intitulé « les secrets du grenier », où il raconte la saga d'une artiste au milieu du 20ème siècle. Marc et son éditeur sont sur les rangs pour les prix littéraires. Un tableau de Marc illustre la page de couverture. C'est un portrait, « Émeline aux yeux lavande ».

Commentaires 2

  • Daniel DiNëR

    J'ai renouvelé le plaisir en relisant, ici, ton texte qui à lui seul se suffit. Le 'mien' , bien court, n'a que la valeur d'être l' inspiration qui est la tienne... Depuis longtemps déjà, en fréquentant nos ateliers, j'ai constaté l'évidence d'une écriture "féminine"....Ce n'est pas du sexisme (!) c'est une vérité et j'y crois...On le voit dans tous les romans actuels. L'esprit, les idées, les concepts et, surtout, la sensibilité qui anime toutes les phrases transparait délicatement...
    Je souhaite que nous (tous-tes) demeurions heureux d'être ensemble, un jour, un peu, pour écrire...Amitiés, DD.

    Daniel DiNëR

  • Lilah

    C'est une première : écrire, dans un temps record, une nouvelle à partir des textes des participants de l'atelier !


    J'aime la manière dont tu tisses des liens entre les différents écrits et l'histoire aboutie m'a tenue en haleine .

    Tu sembles être capable de coordonner les différentes écritures de chacun pour le concours de nouvelles !

    Lilah

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