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Dormir dormir dans les pierres (fragment)
Soleil route usée pierres frémissantes
Une lance d'orage frappe le monde gelé
C'est le jour des liquides qui frisent
des liquides aux oreilles de soupçon
dont la présence se cache sous le mystère des triangles
Mais voici que le monde cesse d'être gelé
et que l'orage aux yeux de paon glisse sous lui
comme un serpent qui dort sa queue dans son oreille
parce que tout est noir
les rues molles comme des gants
les gares aux gestes de miroir
les canaux dont les berges tentent vainement de saluer les nuages
et le sable
le sable qui est gelé comme une pompe
et projette au loin ses tentacules de cristal
Toutes ses tentacules n'arriveront jamais à transformer le ciel en mains
-
Car le ciel s'ouvre comme une huître
et les mains ne savent que se fermer sur les poutres des mers
qui salissent les regards bleus des squales
voyageurs parfumés
voyageurs sans secousses
qui contournent éternellement les sifflements avertisseurs des saules
des grands saules de piment qui tombent sur la terre comme des plumes
Si quelque jour la terre cesse d'être un saule
les grands marécages de sang et de verre sentiront leur ventre se gonfler
et crier Orties Orties
Jetez les orties dans le gosier du nègre
borgne comme seuls savent l'être les nègres
et le nègre deviendra ortie
et soutane son œil perdu
cependant qu'une longue barre de cuivre se dressera comme une flamme
si loin si haut que les orties ne seront plus ses enfants
mais les soubresauts fatals d'un grand corps d'écume
salué par les mille crochets des eaux bouillantes
que lance le pain blanc
ce pain si blanc qu'à côté de lui le noir est blanc
et que les roches amères dévorent lentement les chevilles des danseuses d'acajou
mais les orties ô mosaïque les orties demain auront des oreilles d'âne
et des pieds de neige
et elles seront si blanches que le pain le plus blanc s'oubliera dans leurs dédales
Ses cris retentiront dans les mille tunnels d'agate du matin
et le paysage chantera Un Deux Trois Quatre Deux Trois Un Quatre
les corbeaux ont des lueurs d'église
et se noient tous les soirs dans les égouts de dieu
Mais taisez-vous tas de pain le paysage lève ses grands bras de plume
et les plumes s'envolent et couvrent la queue des collines
et voici que l'oiseau des collines se retrouve dans la cage de l'eau
Mais plumes arrêtez-vous car le paysage n'est presque plus qu'une courte-paille
que tu tires
C'est donc toi fille aux seins de soleil qui seras le paysage
l'hypnotique paysage
le dramatique paysage
l'affreux paysage
le glacial paysage
l'absurde paysage blanc
qui s'en va comme un chien battu
se nicher dans les boîtes à lettres des grandes villes
sous les chapeaux des vents
sous les oranges des brumes
sous les lumières meurtries
sous les pas hésitants et sonores des fous
sous les rails brillants des femmes
qui suivent de loin les feux follets des grands hérons du jour et de la nuit
les grands hérons aux lèvres de sel éternels et cruels
éternels et blancs
cruels et blancs
In La poésie surréaliste, éditions surréalistes, 1927- © Seghers1970, p 255
« Benjamin Péret représentait pour moi le poète surréaliste, par excellence : liberté totale d’une inspiration limpide, coulant de source, sans aucun effort culturel et recréant tout aussitôt un autre monde. En 1929, avec Dali, nous lisions à haute voix quelques poèmes du Grand jeu et parfois nous tombions par terre de rire... Péret était un surréaliste à l’état naturel, pur de toute compromission. » Luis Bunuel