Association Encrier - Poésies

Rencontre avec divers poètes Rencontre avec Benjamin Péret : Dormir dormir dans les pierres

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Dormir dormir dans les pierres (fragment)

Soleil route usée pierres frémissantes


Une lance d'orage frappe le monde gelé

C'est le jour des liquides qui frisent


des liquides aux oreilles de soupçon


dont la présence se cache sous le mystère des triangles


Mais voici que le monde cesse d'être gelé


et que l'orage aux yeux de paon glisse sous lui


comme un serpent qui dort sa queue dans son oreille


parce que tout est noir


les rues molles comme des gants


les gares aux gestes de miroir


les canaux dont les berges tentent vainement de saluer les nuages




et le sable


le sable qui est gelé comme une pompe


et projette au loin ses tentacules de cristal


Toutes ses tentacules n'arriveront jamais à transformer le ciel en mains

-

Car le ciel s'ouvre comme une huître


et les mains ne savent que se fermer sur les poutres des mers


qui salissent les regards bleus des squales


voyageurs parfumés


voyageurs sans secousses


qui contournent éternellement les sifflements avertisseurs des saules


des grands saules de piment qui tombent sur la terre comme des plumes




Si quelque jour la terre cesse d'être un saule


les grands marécages de sang et de verre sentiront leur ventre se gonfler


et crier Orties Orties


Jetez les orties dans le gosier du nègre


borgne comme seuls savent l'être les nègres


et le nègre deviendra ortie


et soutane son œil perdu


cependant qu'une longue barre de cuivre se dressera comme une flamme


si loin si haut que les orties ne seront plus ses enfants


mais les soubresauts fatals d'un grand corps d'écume


salué par les mille crochets des eaux bouillantes


que lance le pain blanc


ce pain si blanc qu'à côté de lui le noir est blanc


et que les roches amères dévorent lentement les chevilles des danseuses d'acajou


mais les orties ô mosaïque les orties demain auront des oreilles d'âne


et des pieds de neige


et elles seront si blanches que le pain le plus blanc s'oubliera dans leurs dédales


Ses cris retentiront dans les mille tunnels d'agate du matin


et le paysage chantera Un Deux Trois Quatre Deux Trois Un Quatre


les corbeaux ont des lueurs d'église


et se noient tous les soirs dans les égouts de dieu




Mais taisez-vous tas de pain le paysage lève ses grands bras de plume


et les plumes s'envolent et couvrent la queue des collines


et voici que l'oiseau des collines se retrouve dans la cage de l'eau




Mais plumes arrêtez-vous car le paysage n'est presque plus qu'une courte-paille


que tu tires


C'est donc toi fille aux seins de soleil qui seras le paysage


l'hypnotique paysage


le dramatique paysage


l'affreux paysage


le glacial paysage


l'absurde paysage blanc


qui s'en va comme un chien battu


se nicher dans les boîtes à lettres des grandes villes


sous les chapeaux des vents


sous les oranges des brumes


sous les lumières meurtries


sous les pas hésitants et sonores des fous


sous les rails brillants des femmes


qui suivent de loin les feux follets des grands hérons du jour et de la nuit


les grands hérons aux lèvres de sel éternels et cruels


éternels et blancs


cruels et blancs


In La poésie surréaliste, éditions surréalistes, 1927- © Seghers1970, p 255

« Benjamin Péret représentait pour moi le poète surréaliste, par excellence : liberté totale d’une inspiration limpide, coulant de source, sans aucun effort culturel et recréant tout aussitôt un autre monde. En 1929, avec Dali, nous lisions à haute voix quelques poèmes du Grand jeu et parfois nous tombions par terre de rire... Péret était un surréaliste à l’état naturel, pur de toute compromission. » Luis Bunuel