Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Pessoa et Claude Régy : Ode maritime Rencontre avec Claude Régy : Ode maritime : Claude Régy sonde le "mystère" Pessoa

Ode maritime : Claude Régy sonde le "mystère" Pessoa-propos recueillis par Brigitte Salino - Le Monde - 8 mars 2010

Claude Régy a 86 ans. Depuis plus de quarante-cinq ans, il habite au dernier étage, sans ascenseur, d'un immeuble ancien du quartier des Halles. Il ne s'est jamais résolu à quitter ce perchoir monacal, inondé de lumière et calme. C'est là que ce maître de la mise en scène, grand découvreur d'auteurs et signataire d'une soixantaine de spectacles, reçoit pour parler d'Ode maritime, du Portugais Fernando Pessoa (1888-1935), créée à Avignon en 2009 et reprise au Théâtre de la Ville, à Paris, du 8 au 20 mars, au mitan d'une belle tournée.

C'est la première fois qu'un de vos spectacles est présenté au Théâtre de la Ville...

Oui, et cela m'émeut un peu, parce que c'est là que tout a commencé. Obligé par mon père, j'ai fait Sciences Po et du droit. Un jour, en 1944, j'ai quitté la faculté pour venir suivre les cours de Charles Dullin, qui avaient lieu dans les greniers du Théâtre de la Ville. Le théâtre s'appelait encore le Sarah-Bernhardt ; c'était une salle à l'italienne. De l'école, on passait à l'amphithéâtre. J'ai vu ainsi les spectacles de Dullin, en particulier Le Roi Lear, de Shakespeare, en 1945, qui a été sans doute déterminant pour ma façon de travailler. Et j'ai compris que c'était bien, de désobéir à ses parents.

A Avignon, "Ode maritime" était jouée dans une salle de 200 places. Pourquoi passer ici à 600 ?

C’est une expérience qui m’intéresse . A Avignon , j’avais demandé une salle « abstraite » ; dans laquelle on avait installé des gradins spécifiques . je voulais travailler dans des conditions expérimentales qui permettent de respecter l'hétéronymie de Pessoa, et je continue à le faire au Théâtre de la Ville, à une autre échelle.
Dès l'enfance, Pessoa s'est inventé des partenaires à qui il envoyait des lettres qu'il écrivait lui-même. Puis il a continué en s'inventant des doubles, dont Alvaro de Campos, l'auteur d'Ode maritime. Au contraire de Pessoa, qui est l'être le plus introverti que l'on puisse rencontrer, de Campos est un extraverti total, porté sur la provocation et même la vulgarité. Pessoa lui a imaginé une biographie, comme pour tous ses hétéronymes. Il en fait un ingénieur né à l'étranger qui se retrouve un matin sur un quai du Tage, et rêve de voyages, dans Ode maritime .Mais au fur et à mesure que le poème avance , Pessoa reprend la parole à son compte , et raconte ses propres sensations d’enfance : les difficultés qu’il a eues avec la mort de son père et de son frère, le remariage de sa mère, le fait qu'on l'a emmené en Afrique. Ce départ a été très douloureux, pour Pessoa, qui a dû trouver d'autres raisons de vivre. Très vite, c'est devenu l'écriture.

Pensiez-vous depuis longtemps mettre en scène Pessoa ?

Au cours de formations et de stages, j'ai travaillé plusieurs fois sur ses textes, et j'ai longtemps eu envers lui une attirance et une forme de recul. Le recul venait de la part d'extraversion, éloignée de moi et particulièrement grande dans Ode maritime. Mais il était lié aussi au fait que je n'avais pas mesuré à quel point Pessoa est un auteur ésotérique. Il y a un mystère dans l'écriture d’Ode maritime . Tout en affichant un débridement incroyable de l’imaginaire et de l’inconscient , l’Ode nous emmène vers l’impossible de la connaissance de l’être humain , et de soi-même . Cela m'intéresse beaucoup, parce que nous vivons aujourd'hui dans le culte et l'exaltation de la raison. Le rejet de tout ce qui n'est pas de cet ordre me paraît un appauvrissement de l'individu tout à fait terrible. Dans une note, Jung écrit : "La surestimation de la raison a ceci de commun avec un pouvoir d'Etat absolu : sous sa domination, l'individu dépérit." Cela, on ne le dit pas assez. C'est pourquoi j'essaye de le dire.

Pourquoi choisir de mettre en scène un seul comédien, Jean-Quentin Chatelain ?

Jean-Quentin Chatelain et moi nous complétons. J'ai une tendance à l'abstraction à l'état pur, il a un goût du concret très fort. Je ne vois pas quel acteur, sinon lui, avec sa sensibilité et son lyrisme totalement échevelé, pourrait jouer cette Ode. C'est vrai que j'ai un goût pour les solos. Quand plusieurs comédiens sont en scène, on rencontre forcément des différences de niveaux et de rapidité dans le travail , difficiles à équilibrer . Le travail est plus concentré et le public est beaucoup plus touché par la voix de l’auteur si celle-ci passe par une seule personne . Cela revient à se rapprocher du moment de l'écriture.

propos recueillis par Brigitte Salino - Le Monde - 8 mars 2010