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Rencontre avec Pessoa et Claude Régy : Ode maritime Rencontre avec Claude Régy : Sur Ode maritime de Pessoa : Analogue à Dieu

ANALOGUE À DIEU

A propos de ses nombreux hétéronymes, poètes inventés par lui "pour sentir tout de toutes les manières", Pessoa écrit : "Plus j'aurai de personnalités, plus je serai analogue à Dieu".

Voir alors comment il définit Dieu :

« Peut-être découvrira-t-on un jour que ce qu’on appelle Dieu , et qui se trouve de façon si évidente sur un autre plan que celui de la logique ou de la réalité spatiale et temporelle , est en fait un mode humain d’exister , une sensation de nous-mêmes dans une autre dimension de l’être . Autre , c’est dire différente et plus vaste . Les sensations seront pour cela exacerbées.
"Lorsque l'on ressent trop vivement, le Tage est un Atlantique innombrable, et la rive d'en face un autre continent, voire un autre univers."

Tout l'imaginaire d'Ode maritime est là.

Pessoa décadre les limites .Il parle d’un temps avant lui-même , et aussi avant l’heure du monde extérieur tel qu’il le voit rayonner pour lui .

On pourrait dire que l’ambition de Pessoa est d’apprivoiser l’infini . Il regarde vers l’Indéfini d’où prolifère le Multiple (il les gratifie de majuscules ).

Il faut, pour dire Pessoa, corporiser la voix. Car, de son propre aveu, il opère une transmutation consciente et volontaire entre sexualité et écriture :

« Les mots sont pour moi des corps palpables , des sirènes visibles , des sensualités incarnées. Peut-être parce que la sensualité réelle ne présente pour moi aucun intérêt(…) le désir s’est transmué en ce qui est capable, en moi, de créer des rythmes verbaux."

Enfin , nouvelle subversion , la folie est considérée comme une vocation de l’âme .

« La dernière des attitudes entrainée par la vocation de l’âme , c’est la folie. »

Folie incarnée pour Pessoa par l'aventure du roi Dom Sébastien.

Roi fou et vierge, une sorte de Louis II sans Bavière, dira Pessoa.

Le jeune roi fou , plus belliqueux que Louis II , ruine son pays sans écouter aucun conseil . Il veut combattre (une sorte de croisade) les Turcs et l’Islam au profit du Christianisme . Il lève une armée de 17.000 hommes embarqués en juin 1578 pour le Maroc . Il se rêvait en empereur chrétien du Maroc (il avait ,dans ses bagages , emporté la couronne impériale).

Son armée est écrasée par les Turcs dans les sables brûlants du Maroc : c'est la célèbre défaite d'Alcaçar Quivir. 60 hommes à peine rentreront au Portugal . Aucune trace du corps du roi . C’est comme une disparition .

Sur cet échec gigantesque, véritable catastrophe nationale, se fonde une mythologie du retour et d'une éventuelle résurrection. Ou réapparition du roi. Nimbé de brouillard, on le verra dans l'estuaire du Tage.


Ce mythe, très ancré au Portugal (comme celui d'Ulysse créant Lisbonne) porte le nom de Sébastianisme.

Pessoa , l’échec de toutes ses entreprises , s’est-il identifié à l’âme de Don Sébastien ,

En tout cas , il se voyait comme le grand poète d’un nouvel Empire (le 5e , dit-il , après les Grecs , les Romains , le christianisme , la Renaissance et le siècle des Lumières)

Ce nouvel Empire serait, lui, spirituel, après le grand Empire matériel et colonial chanté au XVIè siècle par le grand poète Camoes. Pessoa se voudrait un super-Camoes (l'expression est de lui). Obsédé par l'image du roi fou (on pense au jeu d'échec) Pessoa a vécu dans la peur de la folie que pourtant — c'est dit dans Ode maritime — il préférait à : 
"sa vie assise, statique, réglée et corrigée".


La vie de bureaucrate dans laquelle il a été incarcéré, pourrait-on dire, autant qu'a duré son existence.

Son existence vécue sa vie entière hors de lui-même .

Mais lui-même qui était-il ?

Quelqu’un d’autre — dans un autre monde —est-il en train de le rêver ,

Et pourtant il est , lui , pour lui-même , le maître absolu de la conscience de soi . De l’analyse de cette conscience il fait son oeuvre . Il ne vit pas :

« Je n’escompte pas jouir de ma vie ; la pensée d’en jouir ne m’effleure même pas . Je veux seulement qu’elle soit grande , dussé-je pour entretenir ce feu consumer mon corps et mon âme . »

Consumer , pour son oeuvre , son corps et son âme , c’est ce qu’il a fait .


"Vivre n'est pas nécessaire, ce qui est nécessaire c'est créer." Et, jour après jour, dans le secret, il a créé.




Ode maritime est, dans ce sens, un acte de création fabuleux.


Et l'océan — comme la nuit — recèle le monde profond et obscur et immense, de notre vie intérieure dans la totalité de ses secrets et de ses extravagantes contradictions, étirées jusqu'à la rupture. Pessoa franchit là toutes les limites. L'Impossible est donc fréquentable. On s'aperçoit qu'il est, par nous, fréquenté. Curieusement , par l’excès , quelque chose nous comble . On accède , ébahi , à une supra-dimension de l’être .

Ecouter Ode maritime, c'est respirer deux heures hors la loi, dans l'illégalité et la férocité.

Mais, en fait, le contrôle du temps, les limites de l'espace, tout a disparu.
Car, dit-il :

"Moi, je suis interné dans un asile sans asile

Je suis fou à froid
Je suis lucide et fou"

Et d'ailleurs :

"Sans la folie que serait l'homme

Sinon cet animal bien portant

Cadavre ajourné qui engendre la vie"

Cela , il l’a écrit en pensant à Dom Sébastien autant qu’à lui-même .

À noter qu'au sens biologique ni l'un ni l'autre n'a engendré.

«  Parfois je songe , avec une volupté triste , que si un jour , dans un avenir auquel je n’appartiendrai plus , ces pages que j’écris connaissent les louanges , j’aurai enfin quelqu’un qui me « comprenne » , une vraie famille où je puisse naître et être aimé . Mais bien loin d’y naître , je serai mort depuis longtemps . Je ne serai compris qu’en effigie , quand l’affection ne pourra plus compenser la désaffection que j'ai seule rencontrée de mon vivant."

Où trouve-t-il tant de simplicité, tant de sincérité.

Il semble , d’un coup , être vivant et nous parler à l’oreille .

Il semble d’un coup — si seul — ne pas être seul .

Claude Régy -décembre 2009