Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Pessoa Rencontre avec Fernando Pessoa -Bernardo Soares : le Livre de l'intranquillité

Bernardo Soares ,semi-hétéronyme de Fernando Pessoa, à la différence des autres hétéronymes de Pessoa n'a ni date de naissance , ni date de décès ;aide-comptable à Lisbonne, dans une maison d'import-export de tissus , il mena une vie très modeste. Il a toujours rêvé de Samarcande et est l'auteur d'un journal lyrique et métaphysique "Livro do desasssossego" ( Livre de l'intranquillité ou de l'inquiétude).

En voilà quelques courts extraits (Le Livre de l'intranquillité , traduction de Françoise Laye , Ch.Bourgois éditeur , Paris 1999):

1 - À propos d'une photo de groupe , prise comme souvenir de fête de fin d'année dans son bureau , Bernardo Soares écrit :

"Je ne me suis jamais fait une très haute idée de mon aspect physique , mais jamais je ne l'avais vu aussi nul que sur cette photo, en comparant ma figure aux autres . Mon chef Moreira , quintessence de la monotonie , de la continuité , est infiniment plus vivant que je ne le suis ! Même le garçon de bureau possède des traits affirmés , une expression directe qui domine infiniment , de son franc sourire , mon insignifiance , ma nullité de sphinx de bazar ."(p.45)


2-Bernardo Soares rêve de Samarcande à son travail :

"Je baisse des yeux neufs sur les deux pages blanches où mes chiffres soigneux ont inscrit les résultats de l'entreprise . Et , avec un sourire que je garde pour moi , je pense que la vie – qui comprend ces pages couvertes de chiffres et de marques de tissus , avec leurs espaces en blanc , leurs lignes tracées à la règle et leur écriture calligraphiée – contient aussi les grands navigateurs , les grands saints et les poètes de toutes les époques , sans une ligne en mémoire d'eux , vaste peuple exilé de ceux qui font la valeur du monde .

Dans le registre lui-même , recouvert d'un tissu quelconque , s'ouvrent les portes de l'Inde , et la poésie persane , qui est ni d'un pays ni d'un autre , apporte de ses strophes , dont le troisième vers n'est pas rimé , un soutien lointain à mon malaise . Mais sans me tromper , j'écris , j'additionne , et les écritures s'alignent , sagement tracées dans ce monde - ci par la main d'un employé de bureau ." (p. 43)


3-

"Sachant combien , et avec quelle facilité , les plus petites choses ont l'art de me torturer , je fuis délibérément leur contact , si petites soient-elles . Lorsqu'on souffre , comme je le fais , parcequ'un nuage passe devant le soleil , comment ne souffrirait-on pas de cette obscurité , de ce jour perpétuellement couvert de sa propre existence" (p.437)


4-

"Nostalgie ! Voilà ce que j'éprouve, même pour ce qui n'a rien été pour moi –angoisse devant la fuite du temps , maladie devant le mystère de la vie ? Des visages que je voyais quotidiennement , dans mes rues quotidiennes – si je cesse de les voir , me voilà tout triste ; et ils n'ont jamais rien été pour moi , rien d'autre que le symbole de la vie tout entière ,

Ce vieux sans intérêt aux guêtres sales , que je croisais souvent , à neuf heures du matin ? Ce vendeur de billets de loterie , qui boitait et qui m'importunait en vain ? Ce petit vieillard , rougeaud et grassouillet , qui fumait son cigare à la porte du tabac ? Et le patron du tabac , toujours si pâle ? Que sont-ils devenus , eux que j'ai vus et revus si souvent , et qui sont ainsi devenus une partie de ma vie ? Demain , c'est moi qui disparaîtrai de la rue da Prata , de la rue des Douradores , de la rue Fanqueiros . C'est moi , demain – cette âme qui sent et qui pense , tout cet univers que je suis pour moi-même – , oui , demain c'est moi qui aurait cessé de passer dans ces rues , c'est moi que les autres évoqueront d'un vague "Qu'est-il devenu ? " Et tout ce que je fais , tout ce que j'éprouve et tout ce que je vis , se réduira à un passant de moins , dans la quotidienneté des rues d'une ville quelconque ." (p.449)


5- Bernardo Soares est un homme déprimé et son journal raconte ses dépressions quotidiennes et nocturnes :

"Je pense , je pense sans cesse ; mais ma pensée ne contient pas de raisonnements , mon émotion ne contient pas d'émotion . Je tombe sans fin , du fond de la trappe située tout là-haut , à travers l'espace infini , dans une chute qui ne suit aucune direction , infinie , multiple et vide ." (p;273)


Commentaires de Antonio Tabucchi, qui a fréquenté les oeuvres de Pessoa pendant plus de quarante ans :

1-

""Une émotion sans émotions est le signe de la "dysphorie" – cette dépression authentique marquée d'une angoisse sans nom . Et Bernardo Soares est un dysphorique ; son journal est caractérisé par la dysphorie , comme l'a justement observé Arnaldo Saraiva . Mais pourquoi Bernardo Soares est-il dysphorique ? La question nous porterait à une lecture psychanalytique de son journal. Je me limiterai à faire observer que Bernardo Soares n'existe pas , qu'il est un fantôme , un personnage fictif , une créature littéraire . On dirait qu' à ce fantôme Fernando Pessoa a confié une tâche : celle de vivre , en vicaire , sa dépression . Et la tâche aussi de regarder . De regarder le monde à partir d'une fenêtre , de décrire simplement ce que ses yeux voient . (p.77-78 du livre de Antonio Tabucchi : La nostalgie ; l'automobile et l'infini ; lectures de Pessoa :librairie du XXIe siècle Seuil-2013)


2-

"Nostalgie et intranquillité . Voilà les mots clés . mais en portugais , nostalgie se dit saudade , et la saudade est aussi une forme de mélancolie . Bernardo Soares commence à transformer sa mélancolie en desassossego , mot qui a été traduit en français par "intranquillité" et par "inquiétude " .

Mais desassossego , en portugais , est un mot complexe ; Il indique , bien sûr , un manque de sossego , c'est-à-dire un manque de tranquillité et de calme . Mais Pessoa élargit les frontières de ce concept : ennui , anxiété , malaise , peine , trouble , décalage par rapport à la vie normale , et beaucoup d'autres choses encore . Le desassossego , l'"intranquillité" , est le sentiment complexe et ineffable de sa mélancolie;(p.81)

3-

Je signale aussi un autre livre de Tabucchi :"Une malle pleine de gens; essais sur Fernando Pessoa" (Gallimard Folio no5346)