Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Jacques Roubaud Rencontre avec Jacques Roubaud : Entretiens d'Étretat -SEPTIÈME ENTRETIEN

SEPTIÈME ENTRETIEN :

Du ballet de l’orthographe avec argument et pantomime

  Deux hommes parlent d’orthographe. Et comme orthographe rime avec chorégraphe, se mettent, faute de s’entendre, subitement à danser. Et les virgules de sauter, les points de se suspendre, les apostrophes de s’apostropher. L’un, Arthur Cayley, est anglais, l’autre, Balthazar Baro, français avec accent. Quand l’un meurt, l’autre n’est pas né. L’un est algébriste, l’autre de Valence. L’un auteur de treize volumes et de 967 articles, ce qui alourdit les poches, l’autre d’un roman, de poèmes dramatiques, d’une ode à Richelieu et surtout d’un ballet, ce qui dénoue les jambes.

Arthur Cayley. – Danser, dites-vous ?

Balthazar Baro. – Pourquoi pas ? L’orthographe, n’est-ce pas une façon de mettre les mots au pas ?

A.C. – Mais comment mimerez-vous les lettres inutiles ? Tous ces isotopes superfétatoires, ces synonymes, homonymes dont il faudrait à tout prix se délester. Par exemple, que faire du chapeau circonflexe quand les mots marcheront tête nue ?

B.B. – Ceci.

(Il montre.)

A.C. – Et quand les pêches du pêcher s’écriront peches et les tâches taches ?

B.B. – Cela.

(Il montre encore.)

A.C. – Je vois que vous avez réponse à tout et que la cabriole vous sert de syntaxe.

B.B. – Exact.

(Il danse exactement le mot exact.)

A.C. – Eh bien, puisque nous en sommes aux signes orthographiques, comment danserez-vous le tréma, ces deux points en l’air un peu naïfs qui jamais ne retombent, et le trait d’union qui rapproche, et la parenthèse qui alanguit, et l’accent aigu si bavard par rapport au silence grave du grave, et la miraculeuse cédille ?

(Balthazar Baro, des deux pieds, d’une main, d’une jambe et du talon, exécute avec verve les figures demandées jusqu’à l’astérisque en étoile, malgré Arthur, qui en perfide « British » tente sur la personne de son ami, pour singer le crochet, un ultime croc-en-jambe.)

A.C. – Et les guillemets ?

B.B. – Ah ! Guillemette, Guillemette, tu es nette, tu es nette ! (Il exécute une bourrée.) Remarquez, malgré la mer qui nous touche, que je n’ai pas cité cet oiseau plongeur palmipède : le guillemot.

A.C. – C’est aussi une variété de raisin.

B.B. – Je vois que vous avez fait des progrès dans notre langue.

A.C. – Je présume qu’en ce moment, si vous essayez de m’embrasser, c’est pour le signe de l’accolade ? forme du latin ad, à, vers, et collum, cou, liaison ?

(Baro se précipite à nouveau, Cayley se recule de toute la longueur de ses deux prénoms Arthur et Octavius.)

A.C. – La démonstration me semble suffisante. Il serait préférable, je crois, pour la bonne tenue de cet entretien, de contenir votre pétulance méridionale pour traiter avec flegme (il souligne) du délicat problème des abréviations. Cela vous permettra d’ailleurs de reprendre souffle.

B.B., totalement épuisé. —Ce n’est plus de mon âge. (Sa voix tremble un peu. ) Autrefois, âge s’écrivait aage. Ils étaient plus vite à court d’haleine au Moyen Aage.

(Il s’est assis sur un rocher, confie au vague le soin des répétitions.)

Pourquoi ne pas exporter vers d’autres pays tous ces surplus typographiques qui fatiguent? Par exemple, vers des langues qui en manquent, la vôtre, mon cher Octavius, ou l’italien ?

A.C. – Cela augmenterait sans nul doute la balance commerciale de votre pays… déficitaire, si je ne m’abuse.

B.B. – Vous pouvez parler, et le vôtre? Il vaudrait plutôt mieux harmoniser les signes en usage dans la C.E.

A.C. – La C.E. ?

B.B. – La Communauté européenne, qui a remplacé la C.E.E.

A.C. – Mon cher ami, il faut que tout le monde comprenne une abréviation. Si je dis art, vous comprenez quoi ?

B.B. , il se relève. —Art, la danse. (Il esquisse une pirouette.)

A.C. – Mais non,,article, art article, c’est pourtant simple. ET astrologie?

B.B. – Astrolabe.

A.C. – Mais non. Astrologie. Vous êtes une buse;

B.B. – C’est parce qu’étant de Valence, je déploie mes ailes avec accent . Mais pour revenir à la fille d’Agénor …

A.C–Quelle fille ?

B.B. – Europe! L’Europe, avant d’être notre Europe, a bien été la fille d’Agénor, roi de Phénicie. que vous apprend-on dans les écoles ! Donc, pour reparler de l’Europe, nous pourrions expédier vers les pays qui n’en possèdent pas nos surplus de circonflexes pour recevoir en échange les signes que nous n’avons pas comme les « o » et « i » avec accents graves qui font tout le charme de l’italien . Mieux encore, en vue de l’élargissement de la CE, on pourrait développer ce beau signe tchèque, le « tcheche » , ce circonflexe renversé qu’on place sur le « c » pour faire « tchèque », comme dans « atchoum ».

A.C, enthousiaste — Et les « o » barrés norvégiens, les »ore ». Vous pourriez marcher sur des « o »(barrés) au lieu d’oeufs; (Baro, debout sur la pointe des pieds, s’efforce de n’en pas casser.)

A.C. – Si vous arrêtiez de gesticuler. Quelle mouche vous pique ?

B.B. - Celle du ballet Le Closandre, ballet que j’ai composé pour la carnaval de Toulouse en 1624. Regardez comme le ciel m’imite avec son maillot arc-en-ciel. Vous ne savez peut-être pas, mon cher Arthur, que, par une sorte de prémonition de notre rencontre, un des tableaux de ce ballet représentait un fol Anglais transformé en sa maîtresse à force de penser à elle.

(Il se dresse droit comme un « i », retombe, s’affaisse sur ses talons comme un « on ».)

En quoi allons-nous transformer ce rivage écumeux à force de parler orthographe ?

A.C. — Mais en ce que nous sommes, en adversaires ou partisans de la réforme sur une plage polluée qui sent l’encre des dictées plutôt que le goémon .

B.B., délaissant soudain l’aérien pour le style terre à terre, __ Revenons au débat théorique. Encore une fois, vous, l’algébriste, quelle est votre inconnue? Seriez-vous pour une simplification radicale de l’orthographe ?

A.C. - De l’orthographe ?

B.B., il approuve. - Êtes-vous pour un simpli mod ?

A.C.Simplification modérée ?

B.B., il opine. - Ou pour un maint stick ?

A.C. - Un maintien strict de l’état actuel ? Je suis pour la liberté. Que chacun danse comme il veut. Je veux dire orthographe comme il le souhaite. Plus de battu en orthographe, seulement chez Terpsichore. (Il tente d’esquisser un battu, c’est-à-dire un pas léger accompagné de battements.)

B.B. - C’est l’anarchie.

A.C. - Pas du tout. C’est un retour à la situation qui prévalait avant l’apparition de l’Académie. Votre Montaigne, votre Rabelais ne sont-ils pas plus élégants d’être orthographiquement libres ?

B.B. - Mais les élèves, comment apprendront-ils un art qui n’existe plus ?

A.C. - La danse vous empêche-t-elle de marcher ? Que les lettres sautent et virevoltent, se retranchent ou s’ajoutent. Dansons avec elles en réglant nos pas sur ceux des danseurs, danseuses étoiles, dansons avec Clément Marot, Mme de La Fayette ou George Sand, avec La Religieuse portugaise ou Mme de Staël, que le ballet de l’orthographe n’obéisse qu’à un seul arbitraire, celui de la prouesse chorégraphique dans la nuit blanche de la page.

Michel Chaillou et Jacques Roubaud, Entretiens d’Étretat,

Préface de Jacques Roubaud, Avec 15 dessins de Jean-Luc Parant, Éditions du Canoé, 2020, p. 65 à 69.

Avec 15 dessins de Jean-Luc Parant, Éditions du Canoé, 2020, p. 65 à 70.