ARMÉNIE
Comme un terrifiant taureau à six ailes
le labeur se révèle aux gens d’ici;
Et, toute gonflée du sang de leurs veines,
Au seuil de l’hiver la rose fleurit.
1
Toi qui berces la rose de Hafiz
Et les petits sauvageons, tu respires plutôt
Par les épaules à huit facettes des églises
Paysannes, trapues comme des taureaux.
Toi qui fus badigeonnée d’ocre rauque,
Au-delà de la montagne tu restes toute,
Mais ici tu n’es qu’une image qu’on décalque
Dans le doigt d’eau d’une soucoupe.
2
Ah, je ne vois plus rien, et mon oreille est morte,
De toutes les couleurs je n’ai plus que minium et ocre rauque.
Et je ne sais pourquoi, des aubes d’Arménie je rêve souvent :
Viens, me dis-je, allons voir comment la mésange vit en Erivan.
Comment le boulanger avec le pain joue à cache-cache
Et retire du four les peaux humides des l’avachi …
Oh, Erivan, Erivan ! Est-ce un oiseau qui t’as dessiné,
Ou bien un lion qui, comme un enfant, t’as colorié ?
Oh, Erivan i Tu n’est pas une ville mais une noix qu’on grille,
J’aime de tes rues à large bouche les babylones obliques.
Cette vie absurde je l’ai salie, comme un mollah son coran,
Je n’ai pas versé de sang chaud et j’ai moi-même gelé mon temps.
Oh, Erivan, Erivan ! je ne demande plus rien sous le ciel,
Je ne veux pas de ton raisin pris par le gel !
3
Tu désirais plus de couleurs,
Et avec sa patte de lion
Dans la boîte a saisi sur l’heure
Un petit bouquet de crayons.
Pays des incendies droguistes,
Des mortes plaines de potiers,
Entre argile et roc les sévices
Des barbes rousses t’ont lassé.
Loin des tridents et loin des ancres,
Où gisait un continent Triste,
Tu as vu ceux que la vie tente,
Les maîtres épris de supplices.
Simples comme un dessin d’enfant,
Ici les épouses cheminent,
Sans que puisse émouvoir mon sang
Leur don de beauté léonine
Que j’aime ta langue funeste,
Tes tombes jeunes à jamais,
Où sont des tenailles les lettres
Et chaque mot est un crochet.
4
Enveloppée ta bouche comme une rose humide,
Tenant entre tes mains les ruches des églises,
Tout le matin des siècles aux confins du monde
Tu es restée debout, en ravalant tes larmes.
Tu détournais la tête avec douleur et honte
Des cités toujours barbues de l’Orient —
Et tu gis maintenant sur un lit de couleurs,
Et sur ton visage on moule un masque funèbre.
5
Enroules-y un mouchoir et, dans l’églantier dresseur de couronnes,
Plonge ta main hardiment,
Jusqu’à faire craquer les ronces de celluloïd …
Sans ciseaux cueillons la rose !
Mais prends garde à ne pas l’effeuiller d’un coup :
Déchet de rose, épluchure, pétale de Salomon,
Et fruit sauvage inutile au sorbet,
Sans parfum et sans essence…
6
Nation des pierres hurlantes,
Arménie, Arménie !
Appelant aux armes les monts enroués,
Arménie, Arménie !
Vers les trompettes d’argent de l’Asie volant sans cesse,
Arménie, Arménie !
Et prodiguant sans fin les monnaies persanes du soleil,
Arménie, Arménie !
7
Non, pas des ruines, non — mais la coupe en cercle
d’une puissante forêt :
Souches ancrées, les chênes abattus d’un christianisme
de fauve et de fable,
Etoffe de pierre enroulée aux chapiteaux, butin pillé
dans les échoppes païennes,
Raisins comme des oeufs de pigeon, spirales
des cornes de bélier
Et aigles hérissés, aux ailes de hibou, épargnés
par la souillure de Byzance.
8
La rose a froid dans la neige :
Six bons pieds de neige au Sévan…
Un pêcheur vient avec son traineau couleur d’azur,
Des truites repues, leurs gueules à moustaches
Font une ronde de police
Dans les profondeurs calcaires du lac.
Mais à Erivan, mais à Etchmiadzine
Tout l’air est avalé par l’énorme montagne,
On voudrait un ocarina ou un mirliton
Pour l’apprivoiser et que la neige fonde dans la bouche
Neige, neige, neige sur du papier de riz,
La montagne flotte sur mes lèvres,
J’ai froid. Je suis heureux …
9
Quel faste en un misérable village,
La musique fibreuse de l’eau vive !
Est-ce une quenouille ? un son ? une mise en garde ?
Attention ! Un malheur si vite arrive …
Et l’ombre est suffocante et jacasse si bien
Dans le labyrinthe mélodieux et humide,
Qu’on dirait chez l’horloger souterrain
La fille des eaux venue en visite.
10
Sabots claquant sur le granit porphyre,
Le petit cheval paysan trébuche
Et voudrait grimper sur le socle chauve
De la pierre publique et si sonore,
Derrière lui, avec leurs ballots de fromage,
Des Kurdes haletants se précipitent,
Eux qui ont su réconcilier Dieu et le diable
En donnant à chacun une moitié.
11
Argile et azur, azur et argile,
Que te faut-il de plus ? Plisse les yeux bien vite,
Comme un pacha myope sur sa bague turquoise—
Sur le livre de vibrante argile, sur la terre-livre,
Sur le livre suppurant, sur l’argile désirable
Et qui nous fait souffrir comme la musique et le verbe.
12
Jamais plus je ne te verrai,
Ô ciel myope de l’Arménie,
Je ne pourrai plus voir, plissant les yeux,
Le dais mouvant de l’Ararat,
Et plus jamais je n’ouvrirai
Dans la bibliothèque des auteurs potiers
Le livre creux de cette terre si belle,
Où s’instruisaient jadis les premiers hommes.
16 octobre-5 novembre 1930
Pages 11-33DE LES POÈMES DE MOSCOU 1930-1934 -ÉDITION CIRCÉ
Traduction de Henri Abril
Les photos ci-dessus sont extraites du livre ci-dessous et sont de Sylvie Jadeau