Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Stéphane Mallarmé Rencontre avec Stéphane Mallarmé : IGITUR ou la Folie d’Elbehnon ( Fin)

Écoutez Vincent Planchon

III.

VIE D’IGITUR

SCHÈME

Écoutez, ma race, avant de souffler ma bougie — le compte que j’ai à vous rendre de ma vie — Ici : névrose, ennui, (ou Absolu !)

Heures vides, purement négatives.

J’ai toujours vécu mon âme fixée sur l’horloge. Certes, j’ai tout fait pour que le temps qu’elle sonna restât présent dans la chambre, et devînt pour moi la pâture et la vie — j’ai épaissi les rideaux, et comme j’étais obligé pour ne pas douter de moi de m’asseoir en face de cette glace, j’ai recueilli précieusement les moindres atomes du temps dans des étoffes sans cesse épaissies. — L’horloge m’a fait souvent grand bien.

(Cela avant que son Idée n’ait été complétée ? En effet, Igitur a été projeté hors du temps par sa race.)

Voici en somme Igitur, depuis que son Idée a été complétée : — Le passé compris de sa race qui pèse sur lui en la sensation de fini, l’heure de la pendule précipitant cet ennui en temps lourd, étouffant, et son attente de l’accomplissement du futur, forment du temps pur, ou de l’ennui, rendu instable par la maladie d’idéalité : cet ennui, ne pouvant être, redevient ses éléments, tantôt, tous les meubles fermés, et pleins de leur secret ; et Igitur comme menacé par le supplice d’être éternel qu’il pressent vaguement, se cherchant dans la glace devenue ennui et se voyant vague et près de disparaître comme s’il allait s’évanouir en le temps, puis s’évoquant ; puis lorsque de tout cet ennui, temps, il s’est refait, voyant la glace horriblement nulle, s’y voyant entouré d’une raréfaction, absence d’atmosphère, et les meubles tordre leurs chimères dans le vide, et les rideaux frissonner invisiblement, inquiets ; alors, il ouvre les meubles, pour qu’ils versent leur mystère, l’inconnu, leur mémoire, leur silence, facultés et impressions humaines, — et quand il croit être redevenu lui, il fixe de son âme l’horloge, dont l’heure disparaît par la glace, ou va s’enfouir dans les rideaux, en trop plein, ne le laissant même pas à l’ennui qu’il implore et rêve. Impuissant de l’ennui.

Il se sépare du temps indéfini et il est ! Et ce temps ne va pas comme jadis s’arrêter en un frémissement gris sur les ébènes massifs dont les chimères fermaient les lèvres avec une accablante sensation de fini, et, ne trouvant plus à se mêler aux tentures saturées et alourdies, remplir une glace d’ennui où, suffoquant et étouffé, je suppliais de rester une vague figure qui disparaissait complètement dans la glace confondue ; jusqu’à ce qu’enfin, mes mains ôtées un moment de mes yeux où je les avais mises pour ne pas la voir disparaître, dans une épouvantable sensation d’éternité, en laquelle semblait expirer la chambre, elle m’apparût comme l’horreur de cette éternité. Et quand je rouvrais les yeux au fond du miroir, je voyais le personnage d’horreur, le fantôme de l’horreur absorber peu à peu ce qui restait de sentiment et de douleur dans la glace, nourrir son horreur des suprêmes frissons des chimères et de l’instabilité des tentures, et se former en raréfiant la glace jusqu’à une pureté inouïe, — jusqu’à ce qu’il se détachât, permanent, de la glace absolument pure, comme pris dans son froid, — jusqu’à ce qu’enfin les meubles, leurs monstres ayant succombé avec leurs anneaux convulsifs, fussent morts dans une attitude isolée et sévère, projetant leurs lignes dures dans l’absence d’atmosphère, les monstres figés dans leur effort dernier, et que les rideaux cessant d’être inquiets tombassent, avec une attitude qu’ils devaient conserver à jamais.


IV

LE COUP DE DÉS

Au Tombeau

SCHÈME

Bref dans un acte où le hasard est en jeu, c’est toujours le hasard qui accomplit sa propre Idée en s’affirmant ou se niant. Devant son existence la négation et l’affirmation viennent échouer. Il contient l’Absurde — l’implique, mais à l’état latent et l’empêche d’exister : ce qui permet à l’Infini d’être.

Le Cornet est la Corne de licorne — d’unicorne.

Mais l’Acte s’accomplit.

Alors son moi se manifeste par ceci qu’il reprend la Folie : admet l’acte, et, volontairement, reprend l’Idée, en tant qu’Idée : et l’Acte (quelle que soit la puissance qui l’ait guidé) ayant nié le hasard, il en conclut que l’Idée a été nécessaire.

— Alors il conçoit qu’il y a, certes, folie à l’admettre absolument : mais en même temps il peut dire que, par le fait de cette folie, le hasard étant nié, cette folie était nécessaire. À quoi ? (Nul ne le sait, il est isolé de l’humanité.)

Tout ce qu’il en est, c’est que sa race a été pure : qu’elle a enlevé à l’Absolu sa pureté, pour l’être, et n’en laisser qu’une Idée elle-même aboutissant à la Nécessité : et que quant à l’Acte, il est parfaitement absurde sauf que mouvement (personnel) rendu à l’Infini : mais que l’Infini est enfin fixé.

SCÈNE DE THÈATRE, ANCIEN IGITUR

Un coup de dés qui accomplit une prédiction, d’où a dépendu la vie d’une race. « Ne sifflez pas » aux vents, aux ombres — si je compte, comédien, jouer le tour — les 12 — pas de hasard dans aucun sens.

Il profère la prédiction, dont il se moque au fond. Il y a eu folie.

Igitur secoue simplement les dés — mouvement, avant d’aller rejoindre les cendres, atomes de ses ancêtres : le mouvement, qui est en lui est absous. On comprend ce que signifie son ambiguïté. Il ferme le livre — souffle la bougie, — de son souffle qui contenait le hasard : et, croisant les bras, se couche sur les cendres de ses ancêtres.

Croisant les bras — l’Absolu a disparu, en pureté de sa race (car il le faut bien puisque le bruit cesse). Race immémoriale, dont le temps qui pesait est tombé, excessif, dans le passé, et qui pleine de hasard n’a vécu, alors, que de son futur. — Ce hasard nié à l’aide d’un anachronisme, un personnage, suprême incarnation de cette race, — qui sent en lui, grâce à l’absurde, l’existence de l’Absolu, a, solitaire, oublié la parole humaine en le grimoire, et la pensée en un luminaire, l’un annonçant cette négation du hasard, l’autre éclairant le rêve où il en est. Le personnage qui, croyant à l’existence du seul Absolu, s’imagine être partout dans un rêve (il agit au point de vue Absolu) trouve l’acte inutile, car il y a et n’y a pas de hasard — il réduit le hasard à l’Infini — qui, dit-il, doit exister quelque part.


V.

IL SE COUCHE AU TOMBEAU

ou les dés -- hasard absorbé

Sur les cendres des astres, celles indivises de la famille, était le pauvre personnage, couché, après avoir bu la goutte de néant qui manque à la mer. (ou les dés — hasard absorbé)(La fiole vide, folie, tout ce qui reste du château ?) Le Néant parti, reste le château de la pureté.


SCOLIES

L’ombre redevenue obscurité, la Nuit demeura avec une perception douteuse de pendule qui va expirer en la perception de lui ; mais à ce qui luit et va probablement s’éteindre en soi, elle se voit encore qui le porte ; c’est donc d’elle que venait le battement ouï, dont le bruit total tomba à jamais dans le passé (sur l’oubli).

D’un côté, si toute ambiguïté cessa, l’idée de motion dure de l’autre, régulièrement marquée par le double heurt impossible du pendule qui n’atteint plus que sa notion, mais dont le frôlement actuel revient dans le possible, tel qu’il doit avoir lieu, pour combler l’intervalle, comme si tout le choc n’avait pas été la chute unique des portes du tombeau sur lui-même et sans retour ; mais dans le doute né de la certitude même de leur perception, se présente une vision de panneaux à la fois ouverts et fermés, dans leur chute en suspens, comme si c’était soi qui, doué de leur mouvement, retournât sur soi-même en la spirale vertigineuse conséquente ; qui devait être indéfiniment fuyante si une oppression progressive, poids de ce dont on ne se rendait pas compte, malgré que l’on se l’expliquait en somme, n’eût impliqué l’expansion certaine d’un intervalle futur, sa cessation, dans laquelle, lorsqu’elles se retrouvèrent, rien en effet ne s’entendit plus que le bruit d’un battement d’ailes effaré de quelqu’un de ses hôtes absurdes heurté dans son lourd somme par la clarté et prolongeant sa fuite indéfinie.

MALGRÉ LA DÉFFENSE DE SA MÈRE, ALLANT JOUER DANS LES TOMBEAUX

Il peut avancer, parce qu’il va dans le mystère. (Ne descend-il pas à cheval sur la rampe toute l’obscurité, — tout ce qu’il ignore des siens, corridors oubliés depuis l’enfance.) Telle est la marche inverse de la notion dont il n’a pas connu l’ascension, étant, adolescent, arrivé à l’Absolu : spirale, au haut de laquelle il demeurait en Absolu, incapable de bouger, on éclaire et l’on plonge dans la nuit à mesure. Il croit traverser les destins de cette nuit fameuse : enfin il arrive où il doit arriver, et voit l’acte qui le sépare de la mort.(Interdiction de sa mère de descendre ainsi, — sa mère qui lui a dit ce qu’il avait à accomplir. Pour lui il va aussi dans un souvenir d’enfance, cette nuit recommandée s’il se tuait, il ne pourrait pas, grand, accomplir l’acte).

Autre gaminerie.

Il dit : je ne peux faire ceci sérieusement : mais le mal que je souffre est affreux, de vivre : au fond de cette confusion perverse et inconsciente des choses qui isole son absolu — il sent l’absence du moi, représentée par l’existence du Néant en substance,( il boira exprès pour se retrouver ), il faut que je meure, et comme cette fiole contient le néant par ma race différé jusqu’à moi (ce vieux calmant qu’elle n’a pas pris, les ancêtres immémoriaux l’ayant gardé seul du naufrage), je ne veux pas connaître le Néant, avant d’avoir rendu aux miens ce pourquoi ils m’ont engendré — l’acte absurde qui atteste l’inanité de leur folie. (L’inaccomplissement me suivrait et entache seul momentanément mon Absolu.)

Cela depuis qu’ils ont abordé ce château dans un naufrrage sans doute — second naufrage de quelque haute visée. Ne sifflez pas parce que j’ai dit l’inanité de votre folie ! silence, pas de cette démence que vous voulez montrer exprès. Eh ! bien il vous est si facile de retourner là-haut chercher le temps — et de devenir — est-ce que les portes sont fermées ? Moi seul — moi seul — je vais connaître le néant. Vous, vous revenez à votre amalgame.

Je profère la parole, pour la replonger dans son inanité.

Il jette les dés, le coup s’accomplit, douze, le temps (minuit) — qui créa se retrouve la matière, les blocs, les dés — Alors (de l’Absolu, son esprit se formant par le hasard absolu de ce fait) il dit à tout ce vacarme : certainement, il y a là un acte — c’est mon devoir de le proclamer : cette folie existe. Vous avez eu raison (bruit de folie) de la manifester : ne croyez pas que je vais vous replonger dans le néant.