Association Encrier - Poésies

Rencontres avec des textes d'auteurs Texte de Antonio Tabucchi sur Pessoa : Une malle pleine de gens (extrait)

Pessoa est mort en 1935 . C'est en 1968, seulement, que l'on commence l’inventaire de la malle où il entreposait ses écrits. On découvre plus de 27 000 manuscrits signés par soixante-douze auteurs différents. Par le jeu de ses hétéronymes, mystérieux doubles littéraires, Pessoa entendait être toute la littérature portugaise à lui seul.

Antonio Tabucchi dans "Une malle pleine de gens " cherche à approcher l'oeuvre de Fernando Pessoa :

"Mais la folie, apparemment, circule aussi dans son œuvre. Elle ne tient pas tant à ces immersions dans l'ésotérisme, à l'hermétisme qui dans certains poèmes orthonymes frise la nécromancie, mais concerne plutôt l'échafaudage d'une œuvre qui repose sur des personnages dotés d'une grande autonomie, très différents les uns des autres, au point de s'opposer parfois vivement.

On ne peut que souligner le soin méticuleux et maniaque avec lequel il leur est donné vie, chacun étant pourvu d'un état civil, d'une singularité somatique, d'un tempérament, de tics et de préférences. Si tout cela peut sembler un signe de folie, on se convainc bientôt qu'aucun problème ne se trouve par là résolu - ce que notait déjà Eduardo Lourenço à propos du génie. Dans ses réalisations, l'hétéronymie fonctionne d'ailleurs à la perfection; autrement dit, si le mécanisme qui provoque la dissociation peut nous laisser perplexes, force est de constater que chaque personnage s'avère par la suite un poète véritable, indépendant et parfait.

La folie est donc extérieure à l'œuvre - qui intérieurement apparaît guérie et soumise à la rationalité. Dès lors, notre propos doit se déplacer sur le plan de la fiction qui préside au fait littéraire. Dans la création de personnages inexistants qui est le propre de la littérature, dans cette étrange partie de tennis où la balle est lancée par le seul auteur tandis que le personnage se tient de l'autre côté du filet et n'a d'autre fonction que d'être là pour que lui soient lancées les balles, Pessoa a accepté de jouer jusqu'au bout. Avec lui, la partie s'est déroulée dans les deux sens: à un moment donné celui, ou plutôt ceux qui se trouvaient de l'autre côté du filet ont répondu.

Et Pessoa, loyalement, a joué. Il n'y a aucun cas clinique à découvrir dans l'hétéronymie de Pessoa, rien qu'une « simple folie» - mais la littérature n'est probablement que « simple folie ». Pour expliquer Pessoa, et peut-être aussi pour neutraliser son inquiétude contagieuse, on a parlé de troubles et de traumas, de carence affective, de complexe d'Œdipe, d'homosexualité refoulée. Il est possible que tous ces arguments soient fondés - ou infondés: mais là n'est pas le problème et ce n'est pas cela qui compte.

Ce qui compte, nous dit Pessoa, c'est que « la littérature, comme l'art tout entier, est la preuve que la vie ne suffit pas ".