Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Pessoa et Claude Régy : Ode maritime Texte de Claude Régy sur "Ode maritime" de Pessoa

FRÈRE SIAMOIS QUE RIEN NE RATTACHE

Claude Régy

préface à la réédition d’Ode maritime,

Éditions LaDifférence,2009

"M’attire chez Pessoa cette grande poussée de l’être vers le multiple. Il invente d’autres dimensions d’espace, d’autres intersections avec le temps. Il crée Alvaro de Campos (l’auteur prétendu d’Ode maritime) pour se projeter dans l’extraversion extrême, lui qui semble avoir atteint le degré absolu d’introversion (et cela par son implacable lucidité, son extrême analyse de la conscience de soi). Pessoa vit dans l’Ode maritime ce délire qu’il ne supporte pas de ne pas vivre jour après jour. C’est donc la naissance et le développement des monstres qui jaillissent des secrets de son être. Mais aussi, ces secrets ne sont-ils pas inscrits dans nos propres consciences. S’exacerbent là toutes sexualités, sadisme masochisme entre- croisés, homosexualité, féminisation à outrance, ah! à la fois être déchiré(e) par la sauvagerie des pirates sanguinaires et, à la fois, être ces pirates sanguinaires qui sanguinairement déchirent, égorgent, violent, jettent aux requins les blessés et les enfants. Ces pirates qui teignent de sang les hautes mers. Aucune grille de prison ne descendra sur nous. Aucune grille ne nous isolera. Rien ne nous contraindra au contrôle. Et surtout pas la faiblesse de l’humanitarisme hérité d’un amalgame judéo-chrétien. La dimension est océanique. La force est celle du feu d’un volcan.

Et puis tout se ralentit, se calme, et c’est maintenant un enfant qui se souvient des chansons que, par personne interposée, sa mère lui chantait pour l’endormir. Cet enfant, c’est bien Pessoa lui-même et non cet écrivain inventé, Alvaro de Campos. Une part de cet enfant ne grandira pas. Au travers de son « hystéro-neurasthénie fondamentale » il verra tout – clairvoyance cruelle: « Je n’escompte pas jouir de ma vie ; la pensée d’en jouir ne m’effleure même pas. Je veux seulement qu’elle soit grande, dussé-je pour entretenir ce feu consumer mon corps et mon âme ». Ce sacrifice-là, c’est bien celui accompli par ce fou d’écriture, Christ païen d’un polythéisme diabolique, qui a vécu – hors écriture – prisonnier de quelqu’un qui n’était pas lui. Poète multiforme, puissant, divers, et surtout complexe et contradictoire. Il cultive la connivence des contraires jusqu’à donner à l’âme du sang, de la peau, et des nerfs."

Autre texte de Claude Régy

Il lui suffit – ainsi débute l’Ode maritime – d’un navire encore lointain en route vers l’entrée du port pour que se mettent à vibrer toute distance, toutes les distances. Celle qui sépare le navire du quai, celle qui sépare le silence et la parole, celle qui oppose le présent au passé, toute trace de frontière abolie, corps-âme, intérieur-extérieur, arrivée et départ, présent et passé, vie et mort, tout est mêlé, entremêlé, dans un gigantesque remuement de souffle. Un lyrisme se soulève en tempête. Renaissent en torrents la cruauté, les tueries, les saccages, les assassins et les victimes, les pirates violant, les femmes violées, les blessés jetés aux requins avec les enfants (à la douce chair rosée), à moins que les enfants de quatre ans, on les enterre vivants, dans des îles désertes. Pessoa, en portugais, veut dire « personne » ou « masque de théâtre ». Ses voyages, sa vie sexuelle, n’ont pas eu lieu. C’est son esprit qui le hisse aux excès limites du sado-masochisme, à la crête des vagues, sans délimitation de sexe. « Assez! ne pas pouvoir agir en accord avec mon délire! » C’est un cri. Le cri Absolu, le cri Abstrait – absolu parce qu’abstrait, c’est-à-dire au-delà du particulier.
 Pessoa bouscule nos modes de perception. Nos modes de vie. Le corps pense. Il vit la vie de l’âme. Avec sa peau. Avec ses nerfs. Avec son sang. La notion de force – d’intensité – se substitue à la notion du « beau » qu’avait le vieil Aristote.

Commentaires 2

  • Martine

    La lecture de ces textes de C. Régy sur Pessoa me donnent envie, non de lire Ode maritime car ce me semble trop difficile d'être en direct dans tant de carnages, actes de sado-masochisme, etc... mais d'ENTENDRE, ce qui créerait un peu de distance... Bref ces textes sont très intéressants et Pessoa (que je ne connais pas, sauf par les textes mis sur l'encrier) nécessiteraient pour les douillets comme moi une LECTURE préalable, Mais rien ne dit qu'après avoir dit ceci, je ne commence pas à lire Pessoa... Merci en tout cas pour ces magnifiques aperçus d'un auteur qui a l'air assez formidable... M.

    Martine

  • jean

    Merci Martine pour ce commentaire !
    C'est encourageant pour la poursuite de l'aventure : faire part de mes découvertes .
    Voici un lien qui permet d'entendre Claude Régy parler de son spectacle à Avignon en 2009 :http://www.theatre-video.net/video/...

    Il est aussi instructif de lire cet article sur le théâtre de Claude Régy (en référence à Ode Maritime montée en 2009) à l'adresse suivante :

    http://gerflint.fr/Base/Algerie10/van_haesebroeck.pdf

    jean