Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Georges Perros Texte sur Georges Perros : Extrait de "Littérature vagabonde" Jérôme Garcin 1994

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Le premier tome des Papiers collés parut en 1960. L’année précédente, Georges Poulot, alias Georges Perros, avait choisi de vivre en Bretagne, plus précisément à Douarnenez - chef-lieu de canton du Finistère, arrondissement de Quimper, dix-neuf mille habitants surnommés les " pen sardines " -, célèbre pour son port de pêche et son église du XVIe siècle. En s’installant loin de Paris, Georges Perros divorçait définitivement d’avec une ville " dont l’engrenage est plus penchant que la tour de Pise ".

Au contraire, I’auteur d’Une vie ordinaire avait le sens de l’équilibre, fût-ce au bord du gouffre : à Paris, sa trop grande lucidité, son caractère de cochon, son exigence sans appel l’eussent promis à une existence d’éternel râleur, d’indécrottable trouble-fête — même si les fêtes littéraires, c’est bien connu, sont tristes à mourir. Alors, un beau matin, il était parti pour la Bretagne, dans cette région où il rôdait depuis quelques années comme un animal des bois repère sa tanière. Villégiature couleur de granit ? Allons donc ! Perros courait vers cette mer, " présence mouvante, ici-bas, de la mort ", pour y noyer sa détresse, pour se supporter, pour quitter la terre sans être vraiment dans l’eau. " La Bretagne, assurait Perros dans ses Papiers collés, n’est que ce qu’elle est. L’artiste, genre Stendhal, n’y trouvera aucune Scala, aucune fréquentation autre que celle des pierres, du ciel et de la mer. Fréquentation que rien ne remplace, mais écrasante pour qui s’y tient." La Bretagne adopta aussitôt Perros comme un enfant du pays. Il était né à Paris, près du parc Monceau, le 23 août 1923. L’enfant des Batignolles avait grandi dans l’ombre figée d’un frère jumeau mort à la naissance, le rêve d’une sœur " anarchiste ", et sur les routes de France, au rythme des mutations successives de son père, inspecteur d’une compagnie d’assurances ; Reims, Belfort, Rennes, puis retour à Paris. Entre-temps, la découverte éblouie de la mer, " vertige qui ne m’a pas lâché, et particulièrement suscité par l’approche imminente de l’Océan, ces étroites rues qui montent, et là-haut, pour soi tout seul, l’espace marin ",

A vingt-trois ans, Georges Poulot n’est pas encore Georges Perros. S’il a suivi les cours de Valéry au Collège de France, visité Léautaud, rencontré Gide, fréquenté les " lettristes " et travaillé dans une librairie, c’est au théâtre qu’il se destine, pas à la littérature. Pour préparer le concours du Conservatoire d’art dramatique, où il est reçu en même temps que Michel Serrault et Jean Poiret, il a même refusé de présenter le bac. En 1948, la Comédie-Française ouvre ses portes au jeune obstiné, qui a une belle voix grave et le trac. Il y joue notamment Le Misanthrope. Il y a déjà de l’Alceste en lui. Poulot quittera le monde du spectacle comme, en 1959, Perros saluera la compagnie littéraire : à la vitesse clairvoyante d’un aphorisme, sans se retourner, dégoûté par les carriéristes, les faiseurs, et les rodomonts.

" Je fais tout vite, reconnait d’ailleurs Georges Perros dans ses Notes d’enfance. Je mange, bois, fume, parle, dors, pense, cours vite. " La rapidité, remède contre la pose, la satisfaction, le sérieux, mais aussi l’angoisse. En amour, cette hâte maladroite lui vaut des déconvenues. En société, ses brusqueries gênent, ou choquent. En amitié, ses airs de dédain, son inaptitude à composer, sa promptitude à contrarier les bluffeurs font des ravages chez les susceptibles. Perros le sait, et s’en amuse.

La vérité est qu’il ne s’aime guère. A Douarnenez et dans les Papiers collés, il s’accommodera, avec fatalisme, de son " goût effréné de l’échec et de la mort ". Mais dans les pages que l’apprenti acteur rédige à vingt-trois ans, il ne se résigne pas encore à douter de lui ; il se contente de se charrier.

Il se présente en béjaune initié à quatorze ans, presque à son insu, aux choses du sexe par des garçons de la campagne. Il persifle le " chien fou " bousculant tellement les jeunes filles qu’il finit par choisir, à contre-corps, l’abstinence. Il raille au passage le penchant des femmes pour les ambitieux et les parvenus, leur propension à préférer " un imbécile à moteur " à " une âme sans voiture " : c’est qu’il se sait incapable de guerroyer, de l’emporter, sur le terrain de la réussite.

L’autoportrait des Notes d’enfance n’est d’ailleurs pas flatteur. Un petit mètre soixante-dix, à l’arraché. Le corps voûté et las. Le visage boutonneux. Dans la fleur de l’âge, Georges Poulot fuit les miroirs, qui renvoient " une sale gueule " aux yeux meurtriers, aux lèvres boudeuses, aux cheveux énervés. Il a toujours l’impression qu’on se moque de lui, et rêve d’une " tête de rechange": on imagine que celle de Gérard Philipe, son frère de substitution, l’eût volontiers satisfait. Surtout, l’on comprend mieux pourquoi Poulot, avant de devenir Perros, veut mordicus monter sur scène, où il peut renoncer au réel et feindre d’être un autre. Le jeu dura quelques années. Mais quand il comprit qu’il devenait un professionnel de la métamorphose et qu’il y avait danger à si bien parler faux, il jeta son costume. C’est alors qu’il se ressembla.

Il ne vit plus jamais un seul comédien, fors celui dont il fut et resta l’un des meilleurs amis : Gérard Philipe, qu’il portraitura en pur-sang " jouant sur des bougies allumées " et grâce à qui il entra au TNP de Vilar, pour y lire et juger les manuscrits. Presque au même moment, il avait été accueilli par Paulhan à la NRF et s’était lié d’amitié avec Georges Lambrichs, Roger Judrin, Michel Butor, Pierre Klossowski, Marcel Arland, Brice Parain. Il avait rencontré et épousé une femme russe, Tania, s’était installé dans la région parisienne… Un peu plus d’entregent, quelques civilités bien distribuées, un carriérisme mieux planifié, une pincée de concessions, un zeste d’hypocrisie, une noix de couardise auraient alors suffi à transformer le Perros de ces années-là en homme de lettres en vue.

Mais voilà, Perros se foutait d’être célèbre ou riche. Ce qu’il cherchait désespérément, appelons ça une certaine propreté d’âme, il savait bien qu’il ne la trouverait pas entre gens de bonne compagnie. Alors, après avoir songé à s’installer à Honfleur et résidé quelque temps à Saint-Malo, il était parti pour Douarnenez, comme on ferme les volets, de l’intérieur, un jour de soleil : pour échapper au bruit, à l’intraitable lumière de midi, et peut-être se préparer déjà à mourir.

Des images de télévision tournées en 1970 à Douarnenez et à l’île de Sein par Paul-André Picton (" Perros m’a rendu meilleur ", dit aujourd’hui le réalisateur) restituent, en noir et blanc, la bouleversante image de cet écrivain en exil du petit monde des lettres. On y voit Perros, le cheveu raide, le visage creusé, un pull et une carrure de vieux loup de mer, vivre sans le sou avec la belle et blonde Tania, leurs trois enfants, et le chien Jos, dans une HLM de la plage des Dames avant d’aller travailler, à l’aube, dans une petite mansarde - un penty- que la mairie avait mise à sa disposition dans le hameau des Plomarc’h qui domine la baie. Là, dans un désordre indescriptible, Perros donnait libre cours à son intelligence et à sa solitude : bien distinctes, il y avait la table où il écrivait, celle où il peignait, celle aussi où il lisait les manuscrits pour Gallimard ou le TNP. La vie quotidienne de Georges Perros filmée par Picton est la même que celle dont les correspondances de l’écrivain avec Michel Butor, Jean Paulhan ou Jean Grenier nous révèlent le rythme : pleine de tendresse refoulée, d’humour noir, de fausse paresse, d’amertume et de passions dévorantes. Il joue et chante des lieder de Schubert sur un piano mal accordé, exécute des trios de Vivaldi avec deux vieilles dames du coin, violonistes du dimanche, entonne pour ses enfants les airs de Don Juan, boit de la Guinness avec ses amis marins au café du Port, joue à la belote au Sporting ou chez Mamie-Rose, et n’hésite pas à dribbler en fin de semaine pour le compte de l’Union sportive douarneniste. Il se déplace sur une vieille moto rouillée et bruyante dont la selle est déchirée et les freins improbables ; il s’impose, comme Stendhal, de lire régulièrement le code civil, compte ses sous, appelle en SOS le comptable de Chaillot, tape à quinze francs la ligne des textes pour le dictionnaire Minazzoli, rédige des préfaces, des articles, des poèmes et des Papiers collés. Il anime un club de théâtre au lycée de Douarnenez, donne chaque semaine des cours à la faculté des lettres de Brest, se retrouve devant le tribunal de Quimper pour avoir traité de brute un flic qui s’en prenait à " un pauvre type ", entretient une longue amitié épistolaire avec Xavier Grall, Georges Lambrichs ou Lorand Gaspar, et fume la pipe comme un sapeur.

A Douarnenez, dont il aimait les mouettes, les rues en pente, les bruits de sabots la nuit, le blanc de chaux et le bleu pêcheur, Georges Perros affirme se trouver " dans une espèce de coma " qui lui convient : " Je vis avec les gens que j’aime, qui sont dans le rien. " Et : " Ici, j’ai l’impression de vivre dans l’éternité, ce qui rend mon avenir si précaire. " Celui qui se définit constamment comme " un candidat au suicide, pas à la vie ", qui doute perpétuellement de l’intérêt de ce qu’il écrit, qui dit " travailler comme on boit : sur le pouce ", qui clame ses échecs, est le même qui abomine d’instinct " le laisser-aller, la mauvaise foi, les besoins, les arrangements " de ses contemporains. Les exemples abondent. Dans sa correspondance avec Butor, Perros juge Sollers " roublard ", Aragon " menteur de charme ", Hallier " un vrai petit Goebbels ", RobbeGrillet " dictateur ", Faye " tarabiscoté ", et il réduit Marcel Aymé à un " philosophe à la montmartroise " avant de conclure, faute de mieux, dans ses Papiers collés : " D’être lucide console l’homme sensible… "

Lucide, Perros, dans ses trois tomes de Papiers collés, l’est jusqu’au cynisme absolu. D’aphorismes en petits essais, de notes en digressions, il s’y révèle tour à tour poète, philosophe, moraliste, parle de musique, de théâtre, de littérature ou de la Bretagne, c’est-à-dire de lui, éternel insatisfait, tonnant pour mieux se faire entendre, soliloquant dans la secrète attente de l’écho du lecteur - selon lui toujours incertain -, pratiquant l’humour comme " un lyrisme de la résignation ", écrivant " dans les trous ", en marge de la vérité dont ne l’attirent que les fragments épars, mêlant l’infini raffinement à la gouaille colérique, et traduisant à la perfection les angoisses, les contradictions, les aspérités, les abandons, les révélations, d’une existence littéralement " collée " au réel. Jetées sur des bouts de papier souvent hygiénique, des boîtes d’allumettes, des pages de livres, des tickets de train, ces notes d’humeur et de rumination, une fois rassemblées, constituent un genre où l’esprit de Perros brille d’un éclat singulier, où sa plume crisse, où sa voix résonne comme dans un gueuloir. Chacune de ses phrases frappe, et claque au grand vent de l’ouest.

La mort de Perros ressemble à l’écrivain des Papiers collés. Un matin de 1976, il apprend qu’une " saloperie " lui est tombée dessus. On a décelé des cellules cancéreuses à la gorge. A Laennec, on lui enlève les cordes vocales. A Marseille, il subit un traitement à la bombe au cobalt, mais il refuse une rééducation de la parole. Perros respire par un trou artificiel dans la gorge et porte sur lui un sifflet, pour appeler à l’aide, si nécessaire. Remède contre l’horreur : le ricanement. A son copain Butor, Perros écrit : " Il paraît qu’on peut apprendre à être ventriloque. " Et plus tard : " J’ai la gueule légèrement de travers, avec un air d’animal touché au bon endroit. " Moment d’émotion, aussi : Anne Philipe évoque, peu de temps après l’opération, la visite à l’hôpital du fils aîné de l’écrivain, Frédéric. " J’étais là, dit-elle, quand Frédéric est entré dans la pièce. Georges avait l’ardoise magique à la main, ils se sont regardés, Georges a écrit quelque chose sur l’ardoise, l’a tendue à Frédéric, et ils ont pleuré tous les deux, sangloté dans les bras l’un de l’autre… " Le 24 janvier 1978 au petit matin s’éteignait celui qui, au fil des ans et de la douleur, était passé des bribes des Papiers collés aux phrases éphémères de L’Ardoise magique, sans avoir jamais rien perdu de son intelligence, aiguisée depuis toujours par l’imminence du danger et par le désespoir. Il repose à Tréboul, face à la mer.

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Il disait : " Je mourrai insatisfait, sans oser dire, comme les écrivains de la soixantaine : " J’ai vécu, c’est bien. " Non, ce ne sera pas bien, et je n’aurai pas vécu. " Du moins aura-t-il survécu.

C’est grâce à Georges Perros que j’ai rencontré pour la première fois Henri Thomas. Un matin du printemps 1984, nous avions quitté ensemble Paris pour la Bretagne, où nous devions enregistrer une émission de télévision que je consacrais à l’auteur des Papiers collés, lequel aimait chez Thomas " quelque chose de chantant et d’indécis ".