Encrier 87

Textes de 2025 Texte brut de Renaud, écrit en 2 jours de stage-écriture de nouvelles à Marseille courant avril :Un momento sin azúcar.

Un momento sin azúcar.

Les gens de Las Palmas commençaient à m’appeler L’homme au toucan. « Toucan royal! » Je répondais, et ils enchainaient souvent : « Est-ce que tu lui as donné un nom? » et je regardais mon toucan avec une grimace embêtée. Puis j’enchainais : « Quand j’étais tout petit, je rêvais d’être un peau rouge et mon nom était Toucan Royal. Donc pour me donner de la chance aujourd'hui, j’ai fait ce toucan sur les quais du port avec du carton et de la peinture. C’est mon totem. ». Force est de constater que l’oiseau ne m’a pas vraiment aidé dans mon aventure. Et j’ai erré de longues semaines sur les quais de la marina de Las Palmas, à la recherche d’un bateau pour traverser l’océan. Sans succès. Dans la masse des marins, mon esprit vagabondait dans le vague des étendards flottants.

Minuscule parmi les voiliers, je me demandais ce qu’il fallait que je fasse pour qu’un de ces pontons puisse un jour porter mon nom. Parce qu’en récompense d’un acte de bravoure, une rue peut porter votre nom. Par la succès de votre art, une avenue peut porter votre nom. En raison de votre impact sur votre temps, un boulevard peut porter votre nom.


La tasse de mon café claque devant moi. La serveuse porte un haut noir à l’effigie du bar. Jean-Baptiste Camille Corot laisse encore aujourd’hui son empreinte dans la commune de Saint-Junien, Haute-Vienne, Limousin, car la légende raconte que nombre de ses paysages bucoliques s’inspirerait de promenades du peintre le long de la Glane.

Aujourd’hui un sentier aux mille couleurs bordant cette rivière chantante est baptisé Site Corot, et le fronton du PMU du centre-bourg affiche Le Corot.

Je respire. Est-ce qu’un de mes chemins d’errance portera mon nom?

Je tourne la page. Des bruits de chaises crissent entre les phrases. Les mots défilent mal et je cale. À quelle période a vécu ce peintre déjà? Mes questions m’embrouillent. Je relis la dernière ligne, j’ai perdu le fil. Mon doigt cherche la phrase où j’ai commencé à penser. Au fond de moi je le savais que je n’allais pas réussir à lire si je venais au Corot. Mes mains se ramollissent et le bouquin s’abat sur la table. Face à moi, le brouhaha et ses visages.

Les mines ternes des serveurs zigzaguent entre les sodas des lycéens, les pintes des quarantenaires et les cafés des retraités. Je m’attarde sur différents faciès. Certains traits et formes me rappellent vaguement des animaux. Le gérant, en sentinelle derrière son comptoir, semble être un hibou fatigué, qui peine à sourire aux habitués. Au fond, plongé dans son journal, un ancien replace inlassablement ses lunettes épaisses sur son groin et sort de temps en temps de sa lecture, quand la table à côté caquète en se montrant des vidéos sur un téléphone. Le PMU se transforme à mes yeux, et au sein de cette arche se faufile à mon oreille, le mot chanté « Venezuela »`

.Cinq femmes âgées discutent à une table contre la baie vitrée. Des piles de chemises cartonnées, documents et enveloppes sont entassées au centre du plateau. Quatre des dames portent leur attention vers une en particulier. De loin je perçois qu’elle est différente. Là où ses camarades s’habillent aux couleurs de la saison hivernale, elle, arbore des tissus rouges, de la laine jaune. Qui est ce perroquet qui jase avec ces oiseaux des forêts tempérées?

« Venezuela », le mot vient de planer de nouveau jusqu’à moi. Je jurerais qu’il venait de cette table, de cette dame multicolore, qui lève à l’instant une aile. Une serveuse stoppe sa course, ouvre son visage et commence à bégayer de l’espagnol. C’est confirmé.

Je saisis mon roman, je le feuillette. Mon attention reste sur la table de l’oiseau tropical. Je retrouve le marque-page et je commence une nouvelle lecture. Tel un espion amateur, mes yeux jettent souvent un regard en dehors du livre. Je lis et relis le même paragraphe en boucle, est-ce que j’ose aller vers la table et demander à cette dame vénézuélienne si elle peut m’apprendre l’espagnol? C’est trop! Je relis. Les personnages du roman que je lis, marchent depuis 500 pages face à un vent violent sans fin, et je leur fais vivre cette épreuve encore et encore. J’arrête. Est-ce que je vais paraitre pour un fou auprès de cette tablée de vieilles dames?

Je ferme mon livre. J’enfile mon manteau et je marche d’un pas hésitant jusqu’au hibou fatigué pour régler mon café. Je piétine, je balaye les horizons, je force l’intonationde mon « au revoir ».

J’ai l’impression d’être un mauvais figurant dans la vraie vie. Je me tourne vers cette fameuse table et je marche tout droit vers elle. Les têtes des dames se tournent rapidement vers ma silhouette maladroite, qui s’approche de leur position. J’ouvre mes lèvres et je montre mes dents pour esquisser un sourire. J’ai vu dans un documentaire qu’en langage de babouin c’est un affront, un signe d’hostilité, de bagarre, mais ici entre humains du Limousin, c’est une fenêtre timide sur un caractère gentil. Quatre rangées de vieilles dents se révèlent à leur tour, la dame vénézuélienne de son côté reste de marbre. Qu’est-ce que j’en sais qu’elle est vénézuélienne d’ailleurs?

Il faut que je fuis! Mais maintenant à leur hauteur, des premiers mots glissent sur du verre-glas. Je me présente, je résume mon voyage raté et ma volonté d’apprendre l’espagnol. Mon regard se tourne vers la dame et sans faire aucune pause, je récite en bonne élève le même discours dans la langue de Cervantes. Le trait horizontal qui dessinait sa bouche s’ouvre en O majuscule. Nous échangeons tout de suite. Elle me confirme être vénézuélienne, je montre encore plus mes dents. Elle enchaîne plusieurs phrases et j’assemble en puzzle les quelques mots que je comprends. Elle m’explique pourquoi elle est là, et maladroitement, je lui liste mes deux connaissances sur son pays. Tout se passe vite, on me glisse une chaise, je suis assis au sein du groupe et toutes les vieilles dames commencent à me parler en même temps. À ma gauche, une femme forte aux immenses carreaux de lunettes croasse qu’elle aide les étrangers à se débrouiller administrativement en France. À ma droite, une dame frêle coiffée d’une broche noeud papillon gazouille des phrases sur dieu.

Face à moi, Célia, me chante son histoire. Nous échangeons nos coordonnées sur des papiers, et elle m’invite à venir manger avec son mari vendredi midi chez eux. Elle insiste. Il faut que je le rencontre, il est professeur de philosophie.

Je pars du Corot avec une drôle d’impression d'aventure. Je retourne dans l’appartement où je suis hébergé. J’enlève mes chaussures dans l’entrée. Je me dirige dans le salon. Violette est enfouie dans le canapé, la face parallèle à son écran d’ordinateur. Ses doigts pianotent son clavier en saccades compulsives, marquées par des pauses où elle vapote un micro-moteur qui lui fait cracher des nuages.

Je m’échoue dans le clic-clac déplié, qui constitue depuis bientôt deux mois mon radeau de dérive sur le courant d’une mer sans vent. Sur la pétole d’une après-midi molle, je flotte dans ma tête et une mouche s’agace en l’air. Le chat de Violette saute sur le canapé et fixe l’insecte volant, la gueule ouverte. Violette et moi échangeons un sourire. Elle ronronne en inspirant dans sa cigarette et expire une brume.

Soudain un serval avec une crête iroquoise bondit dans la pièce et, d’un aller-retour furieux, emporte un meuble pour le faire disparaitre dans une autre pièce de l’appartement.

Violette est triste. Elle m’explique que sa colocataire veut, du jour au lendemain, partir. Elle coupe les ponts soudainement de leur amitié après avoir désertée leur logement. Les cent pas du serval dans les pièces voisines font trembler les murs et quand la colocataire s’enfuit de l’appartement, elle claque la porte d’entrée et toutes les portes des autres pièces se ferment à la suite, une à une, dans un enchaînement cauchemardesque.

Le silence plane… La mouche reprend son vol. Le chat est caché sous le canapé. Violette se lève et me fait signe de la suivre. Elle me mène à la chambre de sa colocataire, puis ouvre la porte. Dans la pièce git un monticule de meubles en bois enchevêtrés, une colline d’angoisses à l’agonie, une montagne de non-dit.

Violette me demande si je veux habiter avec elle, je lui réponds que ma place est nulle part.

Il est vendredi midi, j’arrive au 6bis, rue Sadi Carnot. La rue est large et vide dans un quartier dortoir de la ville. Des branches vertes débordent des jardins sur le trottoir de bitume.

Cette rue me vide de vie. Elle me rappelle des années d’errances adolescentes et mes rêves de fuites urbaines. Je ne sais pas ce que je fais là, et comment je vais leur parler à ces deux vénézuéliens. À l’évidence je ne peux pas rester dans cette ville.

Et j’ai peur, je vais pas réussir à parler. D’ailleurs je suis fatigué, et je n’arrive pas à me projeter. La situation est hors de moi.

Quelqu’un toque à une fenêtre. Je tourne la tête. Une main ridée me fait signe de venir. Une porte s’ouvre par magie. Célia, tout sourire, m’accueille chaleureusement. J’entre dans un sas, puis un salon. Au milieu de la pièce, un vieil homme, planté, aucune émotion lisible, la peau brune, les lèvres serrées et un bonnet vissé sur le crâne. Il se tient droit face à moi et nous nous serrons la main promptement. Je meprésente et Célia le présente. Félix. Son mari. Elle lui répète ce que je dis mais près de l’oreille, dans un espagnol corrigé et avec un volume de voix fort. Je suis invité à m’asseoir. Une coupe de houmous glisse devant moi sur la nappe quand je m’installe. Célia trotte vers la cuisine derrière moi. Je lui demande si elle a besoin d’aide. L’écho de sa voix monte dans les tours et me répond que moi, je reste à table, et je parle à Félix. Je me retourne et il est face à moi, ancré de l’autre côté de la table. Son regard appuyé perce mon sourire poli. Entre les bruits de casseroles et de vaisselles, Célia crie que Félix était professeur de philosophie et mathématique à l’université de Caracas. Elle revient à ma hauteur et me fixe dans les yeux pour me dire qu’il a écrit un livre, avant de repartir à petits pas vifs dans la cuisine. Félix sourit doucement et croise ses longs doigts. Je balbutie des bribes floues de ma récente vie, j’évoque mes émotions qui jouent au yoyo quand mes humeurs ne font pas des montagnes russes. J’ai envie qu’il m'apprenne la philosophie.

Aaaaaaaaaaaaaaaaah - ses bras se lèvent et déplient ses mains tel un branchage dans les airs.

La philosophie, c’est ça… c’est ça… c’est ça - tour à tour, il me pointe les objets qui l’entourent; un rideau, une télécommande, le houmous. « La filosofia es todo ».

Son coeur rayonne à travers ses yeux et c’est le début d’une conversation qu’on reprend chaque vendredi.

Je parle espagnol comme un chat malade, mais on arrive à échanger du mieux qu’on peut. Célia trotte sans cesse entre salon et cuisine, elle accepte désormais de déléguer des tâches et je l’aide de plus en plus. À chaque fois j’apporte quelque chose de différent, un dessert acheté, une ratatouille cuisinée la matinée, tandis que des détails se répètent, houmous et avocat à tous les repas, la présentation du cadre avec tous les enfants et petit-enfants, les parties de tarot, une main attentionnée de Célia sur mon épaule quand elle passe à côté, Félix qui piaille devant tous les desserts malgré son diabète et se transforme en gros poussin, juste pour un fond de jus de fruit dans son verre.

Je me mets à rendre visite à des grands-parents que je n’ai jamais eu.

De fil en aiguille, Félix se confie davantage et il me raconte son dernier rêve.

En pleine cambrousse, il se tenait debout au milieu des rails d’un chemin ferré, qui s’étalait à perte d’horizon. Quelqu’un de dos se tenait à ses côtés. Quand il voulut partir, une voix l’arrêta. « Attends. Ce n’est pas le moment. ». Il se retournait et il vit face à lui la plus belle personne qu’il n’eut jamais eu la possibilité de voir.

_ Qui êtes-vous? Interrogea Félix hébété.

_ La Mort.

_ (après un silence) Je vais mourir ?

_ Pas maintenant. Tu as encore du temps.

Félix me mime le sourire que la mort a immortalisé dans son esprit. Il est stupéfait.

Il me dit qu’elle était si belle, qu’on s’obstine à la dessiner en noir, en squelette, la grande faucheuse, mais qu’elle est finalement, peut-être, sublime.

On s’échange nos pensées, il me raconte les peurs, les joies, les bonheurs, les choix. Ses bras gesticulent et les nuages se dégagent.

Violette devient aussi la bienvenue.

Elle comprend enfin ce que je faisais de mes vendredi après-midi.

Célia nous apprend à cuisiner des arepas, galettes à la fécule de maïs, que nous fourrons avec du guacamole, du fromage, du poulet et des condiments. Après ce repas princier, Célia agrippe sa guitare et égaye nos coeurs de mélodies de leur pays. Elle nous chante les montagnes, les fêtes, les plages, les sourires et le soleil. Félix l’accompagne par bribes de mots, le nez plongé dans ses sudokus. Violette la relaye et livre une version tout en douceur de l’Hymne à l’amour, qui émerveille instantanément le vieux couple.

Les heures passent et les lombaires de Félix se tassent. Il est temps pour lui de se reposer et pour nous de partir.

La joie au ventre, nous retournons dans l’appartement. La porte de la chambre de la colocataire de Violette est ouverte. Sa chambre est vide, les clefs par terre. « Elle ne reviendra plus. » déclare Violette. « Tu peux mettre des affaires ici en attendant si tu veux ».

Un livre après l’autre, une pile de bouquins se crée et je place une table basse. Puis je gonfle un lit provisoire. J’empile des vêtements sur une étagère.

Je m’installe. Je crois que je deviens le nouveau colocataire. Je m’assois et je regarde le plafond. J’ai le sentiment d’être une tortue sur le dos. D’un bond, je file dans la salle de bain.

Je me mets nu devant un miroir. Je crois que j’ai compris. Je vois une tortue sans carapace.

Commentaires 5

  • DinëR

    Entre St Junien et la petite Venise se trame l'amitié entre deux couples si différents......là est l'image de vies s'ajoutant sans se fondre... merci d'avoir jetée ta carapace...

    DinëR

  • Estelle

    Sublime comme à l accoutumée, depuis que j ai le plaisir de t écouter.
    Là je viens de te lire. Nul doute qu un jour ....je lirai tes romans.
    Avec plaisir !

    Estelle

  • Jean

    Tu dessines très bien ton personnage d’oiseau-voyageur à l’oeil par moment acerbe, qui se cherche, et qui à la vie devant lui ; Belle évocation des relations qui se tissent avec les Vénézueliens; beaucoup de questions restent en suspens à propos des personnages secondaires que tu introduis dans ta nouvelle.(et c’est très bien ainsi,,,,,)

     

    Jean

  • jacqueline

    Pour moi ta nouvelle est un conte riche, énigmatique, original, elliptique,  très prometteur, qui m'a parfois déroutée et que j'ai aimé .
    Le narrateur, très curieux de la vie, voit le monde d'une manière très primitive et  les humains, souvent, comme des animaux.
    Comme il veut trouver sa voie, il prend des risques, rencontre de vraies personnalités, et à force de contacts humains variés auxquels il est perméable, un jour, il perd sa carapace de tortue et va entrer dans le monde des hommes avec ses mots, ses réflexions, ses projets ...et la construction de sa carapace singulière d'humain.

    jacqueline

  • SALLARES REGINE

    J'aimerais beaucoup pouvoir, comme toi, décrire aussi bien la complexité et la variété des sentiments et des situations. Il est parfois difficile de ressentir sans pouvoir mettre les mots qui conviennent, mais toi c'est ta force.
    Bravo !

    SALLARES REGINE

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