Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Jacques Réda(1929-) Rencontre avec Jacques Reda (1929-2024) : matin d'Octobre

Écoutez Jacques Réda

Matin d'octobre

Lev Davidovitch Bronstein agite sa barbiche, agite

Ses mains, sa chevelure hirsute ; encore un peu, il va

Bondir de son gilet et perdre ses besicles d'érudit,

Lui qui parle aux marins de Cronstadt taillés dans le bois mal

Équarri de Finlande, et guère moins sensibles que

Les crosses des fusils qui font gicler la neige sale.

Il prêche, Lev Davidovitch, il s'époumone, alors

Que sur le plomb de la Neva lentement les tourelles

Du croiseur Aurora vers la façade obscure du

Palais d'Hiver se tournent.

Quel bagou ; quel ciel jaune ;

Quel poids d'histoire sur les ponts déserts où parfois ronfle

Une voiture aux ailes hérissées de baïonnettes.

À Smolny, cette nuit, les barbes ont poussé ; les yeux,

Brûlés par le tabac et le filament des ampoules,

Chavirent, Petrograd, devant ton crépuscule, ton silence

Où là-bas, au milieu des Lettons appliqués et farouches,

Lev Davidovitch prophétise, exhorte, menace, tremble

Aussi de sentir la masse immobile des siècles

Basculer sans retour, comme les canons sur leur axe,

Au bord de ce matin d'octobre.

(Et déjà Vladimir

Ilitch en secret a rejoint la capitale ; il dormira

Plus tard, également grimé, dans un cercueil de verre,

Immobile toujours sous les bouquets et les fanfares.

Cependant Lev Davidovitch agite sa tignasse,

Rattrape son lorgnon,

• un peu de sang, un peu de ciel

Mexicain s'y mélangeront le dernier jour, si loin

De toi boueux octobre délirant au vent des drapeaux rouges.)

Jacques Reda