Harald Oskar Sohlberg (1869 - 1935)-Vinternatt i fjellene (Vinternatt i Rondane), version of 1901''
Comme la neige étincelante dans une nuit d’hiver
Depuis un premier livre de poésie documentaire écrit en 2011 ( au retour d’un voyage d’études en Ukraine et en Pologne, sur les lieux des génocides d’Europe de l’Est), depuis douze ans exactement, je poursuis une recherche sur la voix. Le particularisme des fosses, anonymes, d’Europe centrale puis la problématique génocidaire, ensemble ont mis en évidence un enjeu dépassant la question du temps, du lieu, des circonstances de l’histoire. Un enjeu universel fut mis à jour, celui de la parole et du rapport que nous entretenons avec elle. Ce rapport, loin d’être anodin, s’avère structurant au point d’en faire notre architecture intime et notre cohésion commune. Nos mots ne sont pas des instruments de troc, ni échangés, ni à vendre ou acheter. TOUT est toujours observable à l’endroit de la parole humaine. Et qu’observe-t-on du monde contemporain, nommant si souvent mal les choses qu’il ajoute au malheur du monde ? On observe les mots qui circulent, bavards sur les réseaux sociaux jusqu’à l’insignifiance, jusqu’à l’inconséquence ; on est retenu par les slogans envahissants de la publicité ou de l’exhibition télévisuelle, lesquelles nous transforment en instruments de propagande, réceptacles de mots grandiloquents, séducteurs, faux. En somme, un univers de phrases toxiques.
Les sciences humaines démontrent comment une telle langue, phénoménologiquement, produit la tentation de vivre sans autrui. Or cette caractéristique, en psychologie, signe tout simplement l’existence d’une perversion ordinaire. Qu’est-ce que la parole sinon l’altérité, sinon l’expérience de quelque chose d’absolument étranger ? Individuellement et socialement, cette propension contemporaine agit comme une force déstructurante. Toutes les paroles qui recelaient une autorité (familiale, professorale, religieuse, judiciaire, politique, journalistique, etc), toutes sont abîmées. Même la littérature est en mal de repères. Comment rendre sa valeur à une parole contemporaine qui s’est perdue ? Comment œuvrer à son réenchantement ? Comment écouter mieux ? Comment entendre mieux, comment retrouver l’immanence de la poésie, en un mot accueillir le chant du monde, l’autre nom de l’ode — l’Odos — étymologiquement, le chemin ?
Du goulag de la Kolyma pour Varlam Chalamov jusqu’aux baraquements de Buchenwald pour Jorge Semprun, du génocide Rwandais à l’emprisonnement des moines tibétains dans les prisons chinoises, tous les univers totalitaires d’hier et d’aujourd’hui, tous sans exception partagent un point commun, et s’annoncent par ce même préalable : l’écroulement du langage.Sans aller jusqu’aux extrêmes des régimes totalitaires, comment se frayer une voie/voix dans l’époque ? Comment se faire entendre au lieu de « la foule toujours plus nombreuse, et de l’homme toujours introuvable» ?
Puisque – comme le dit J.-P. Siméon avec un demi-sourire– puisque la poésie sauvera le monde, alors aidons la poésie ! Misons sur elle ! Misons sur Odysseus Elytis, et ce vœu prononcé par le prix Nobel en 1972 à Athènes : « je considère la poésie comme une source d’innocence emplie de forces révolutionnaires. Ma mission est de concentrer ces forces sur un monde que ne peut admettre ma conscience, de telle manière qu’au moyen de métamorphoses successives, je porte ce monde à l’exacte harmonie de mes rêves. Je me réfère à une sorte de magie moderne dont la mécanique nous conduit à la découverte de notre vérité profonde».
Parler de poésie aujourd’hui n’est pas facile. Afin de saisir la réalité contrastée, et nous approcher du coeur insaisissable des choses, je privilégie une écriture à qui multiplie les niveaux, les accès, les portes, à l’image de ces traboules jouant avec les illusions du réel. J’y mêle une «philosophie au pied vif », pour une sorte d’archéologie du frivole (l’expression est de Derrida) et de l’art du déplacement, à l’image de Trenet dont l’apparente légèreté signe une authentique teneur philosophique — notamment dans la bouleversante Folle complainte. Alternant le propos, je fais varier les formes (témoignages, archives, recherche archéologique, photographies voire de comptes-rendus d’expériences personnelles (nages quotidiennes en mer et en hiver, dans « La voix de l’eau »). Quant aux Carnets Numériques, ils sont une sorte d’atelier ouvert de recherche, où tout en conservant l’essence poétique, j’expérimente des échos inhabituels entre le poème et différents intermèdes (haïkus, chansons, peintures, etc).
Visage vocal et palabra sagrada
« La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’autre en moi, nous l’appelons … visage » : l’essence fondatrice du monde des parlants, c’est le visage vocal — au sens de Levinas dans Totalité et infini. Ainsi entendue, la voix désigne l’expérience qui transcende toutes les autres . Elle constitue l’expression de l’altérité, et déroute les tentations de ramener autrui vers soi. Je vis l’écriture comme une promesse faite d’abord à soi-même. Elle est une éthique, partageable, un art bénéfique pour soi autant que pour les autres. Les mots du poète dans ce monde très sombre, c’est comme la neige étincelante dans une nuit d’hiver de Harald Oskar Sohlberg. La neige des montagnes illumine l’obscurité. Et une parole, une seule, suffit à éclairer le jour. Une phrase, par sa justesse, a le pouvoir de changer une vie.
La poésie est le coeur battant de la langue. Palabra sagrada pour les passeurs d’arts oubliés. Le poète, à l’instar d’Atahualpa Yupanqui, le poète «parcourt le monde pour que personne n’oublie ce qui est inoubliable : la poésie et la musique traditionnelle.» Un désir profond existe en moi, disait-il : « être un jour la trace d’une ombre, sans aucune image et sans histoire. Être seulement l’écho d’un chant, à peine un accord qui rappelle à ses frères la liberté de l’esprit».
Sylvie-E. Saliceti (Texte publié sur son site: Carnets numériques : https://sylviesaliceti.com)