Association Encrier - Poésies

Rencontres avec des textes d'auteurs Rencontre avec Jacque Bens(1931-2001) : L'art de le fuite 1-SUJET

L’art de la fuite

1- Sujet

Un jour ou l'autre, chacun peut se découvrir une raison de fuir, bonne ou mauvaise : la peur, l'ennui, l'amour de la solitude, le désir d'évasion, le mirage des horizons lointains.

Le drame, c'est que la fuite n'est pas toujours couronnée de succès : tel qui croit se délivrer d'une douloureuse servitude se jette parfois dans une tyrannie plus cruelle encore.

La culture françouèse ne lui étant point étrangère, ce type aurait pu dire, comme Montaigne, qu'il savait bien ce qu'il fuyait, mais non pas ce qu'il cherchait. Cela ne l'empêchait pas de plier bagages.

C'est ainsi qu'il trouvait communément dans une prompte retraite, le moyen d'échapper à un évènement désagréable ou à une situation qui lui paraissait sans remède

Puisant aux meilleurs auteurs, depuis le Yi-King jusqu'à Raymond Queneau, notre homme avait usé des différentes formes de départ, tant intellectuelles que physiques, tant réfléchies que précipitées.

C'était simple : dès qu'il se sentait pris au piège, il s'en allait. Cela pouvait concerner le travail ou les mondanités, il ne faisait guère la différence.

Il avait ainsi abandonné trois sources de revenus, cinq violons d'Ingres et sept ou huit logis. Les compagnes et les amis faisaient parfois partie du lot

Ses décisions étaient toujours inattendue et immédiates, jamais préméditées. Il n'avait pas de valise bouclée dans un placard, avec du linge propre, un rasoir de rechange et une demi- douzaine de brosses à dents. À chaque fois, il jetait hâtivement dans le premier sac venu ce dont il pensait t'avoir besoin, et il oubliait toujours quelque chose : un pyjama, des chaussettes ou son flacon de Green water, lequel il sentait sa barbe redevenir barbare.

Il avait également mis au point plusieurs façons de prendre le large, suivant les circonstances ou la température de son humeur, depuis la tonitruante (rare, du reste) jusqu'à l‘inaperçue , moins par sournoiserie, cette dernière, que par une répugnance native à ce donner en spectacle.

Comme les bavards ne manquent pas, il avait finalement appris que les réactions des gens sont diverses, et le plus souvent imprévues : certains s'offusquent, d'autres s’en tirent en souriant, le plus grand nombre ne s'aperçoit de rien.

Au début, il croyait devoir s'excuser, par lettre ou par téléphone. À la longue, il finit par ne plus fournir d'explication à personne. Il avait deviné que l'exil est une affaire personnelle, qui a ses propres motivations, ses mécanisme, ses exigences, et qu'on ne peut le partager avec qui que ce soit.

Plus tard, il comprit enfin que la fuite véritable est comme la musique : elle ne trouve son terme et sa résolution que dans le silence.

Pages 229 230 231 de De l’Oulipo et de la Chandelle verte, de Jacques Bens , Gallimard 2004