Association Encrier - Poésies

Rencontres avec des textes d'auteurs Rencontre avec Jacque Bens(1931-2001) : L'art de le fuite 1 bis Contre sujet

L'art de la fuite

1 bis, Contresujet

Les absents ont toujours tort de revenir, estimait Jules Renard.Peut-être, Mais la nostalgie est parfois la plus forte..On soupire, on verse une petite larme et l’on on recommence à voir se profiler l'image du retour au pays

Cela vient parfois sournoisement, parfois tout à coup. Il fut ainsi enveloppé, un soir d'été, par une brise légère, pleine d'une odeur de jasmin entêtante et pulpeuse. Qui lui rappelait quoi ? Il ne parvenait pas vraiment à se souvenir, mais cela créait comme une sorte de frémissement dans ses mains,unpicotement au creux de son estomac.

Il se dit alors qu'il avait trouvé, tous comptes faits, le bout du monde bien maigre, bien petit, bien vulgaire. Son soleil est trop dur, ou ses pluies sont trop violentes. Il n'imaginait pas ainsi Suez, Aden, Bombay, Madras, Colombo, Macassar.

Il peut se faire, donc, que l'on revienne. Parfois franchement et la queue basse, comme le fils prodigue. Parfois de biais ou de profil. Du reste, on a vieilli : celui qui revient n'est pas celui qui est parti;

Que reconnaît-on, dans ce que l'on a quitté cinq ans, dix ans, un siècle auparavant ? On aimerait que ce fussent des choses essentielles, mais allez savoir. C'est parfois le platane léthargique de la cour de l'école publique. Parfois l'affichette jaunie d'une marque d'apéritif sur la peinture écaillée du café Au retour d'Afrique. Parfois, les trois brins de mousse qui obstruent pour l'éternité la surverse du lavoir

D'ailleurs, essentielles pour qui ? On est toujours inutile à quelqu'un. Vous n'imaginez pas le nombre de gens qui diront : "Tiens, il était donc parti? "

Heureux celui qui n'a personne pour l'attendre. Il n'a pas de sentiments à feindre, pas d'histoires à raconter, pas d'amours à revivre. Se retrouver « en étrange pays dans son pays lui-même », il peut tout reprendre au début, comme s'il s'agissait d'une nouvelle aventure, aussi surprenante, aussi lointaine

Car le veau gras est une institution cléricale qui n'a d'autres vertus que de donner le beau rôle à ceux qui ne sont pas partis. Au reste, c'est écœurant, le gras du veau.

Celui dont nous parlons préférait se contenter d'une poignée d'olives et de quelques anchois, juste ce qui donnait le goût du pays, en guise de consolation, à son renoncement.

Il regrimpait timidement les marches de la Bibliothèque municipale, il revenait flairer les livres qui l’avaient poussé au départ, il y avait si longtemps,. Lui feraient -ils le même effet, s’il les relisait aujourd'hui ? Il préférait ne pas en prendre le risque.`

Il suffisait alors parfois de quelques semaines pour que resurgisse une nouvelle raison de décamper. Pas forcément très loin non. Juste pour voir le soleil se lever par une autre fenêtre, pour tomber amoureux d'une autre boulangère, pour ne plus mettre ses sabots dans les mêmes flaques d'eau. Mais, c'était bien décidé, il ne ferait plus jamais du passé table rase.

Car parvenu au milieu du chemin de sa vie, il ne pouvait plus ignorer que certaines tentatives d'évasion s'achèvent piteusement impasse de la Fidélité.

Pages 232 233- 234 de De l’Oulipo et de la Chandelle verte, de Jacques Bens , Gallimard 2004