Encrier 87

Textes de 2022 Texte de Daniel Mai 2022 - Soixante

Soixante . . .

Elle finissait de lacer ses Nike-Air Force One- Fluo, modèle Top-Women, dans le vestiaire de son club l'ASSTA. Elle y venait trois fois la semaine : le w.e, le mardi et le jeudi. Souvent seule, quelquefois avec sa seule vraie pote, elle travaillait son semi-marathon. Elle s'y était remise il y avait plus de 20 ans et depuis avait participé à plusieurs compétitions régionales, une quinzaine au total. Son meilleur temps était de l'ordre du temps de Marja Wokke la Batave en 1980, soit 1h14sec. Après avoir plafonné 10 ans à ce niveau de perf, elle régressait lentement. Jamais moins de 10 tours de piste et les jours de forme, comme aujourd'hui, les 21 tours équivalents des 21,0975 kms officiels. Faire aussi bien tout en restant sous la vitesse maximale d'aérobie, impératif ! Depuis un an elle pensait à améliorer ses temps récents de soixante secondes...ça elle y tenait: soixante...soixante !

En arrivant au lycée de la grande ville, en quatrième, elle hérita très vite d'un sobriquet étant donnée sa ville d'origine : la "gantière"... Elle ignora la chose, mais découvrit la course d'endurance. Tous les élèves pouvaient choisir deux activités extra-scolaires. Un sport et une activité ludique: foot, tennis et gym étaient en tête, derrière la natation et la course sur piste. Pour le second choix il y avait de quoi faire : échecs, aquarelle, modelage, poterie, photo et...pétanque. Timide, introvertie elle pris la course de fond où l'on est seule...et la pétanque par esprit frondeur qu'elle dissimulait... Elle alla donc au C.B.A (Club des Boulistes Amateurs) pour voir...et découvrit qu'on pouvait être seule certains jours et s'entrainer à loisir. En première elle tenait enfin les distances longues autour du stade et réalisait 5/10 des carreaux tentés ! Cette année là elle fit la connaissance d'un élève, sorti depuis plusieurs années et nanti des diplômes supérieurs voulus. Venu présenter sa profession : attaché de direction bancaire, il était intéressant, précis, parlant bien, apprécié par ses anciens professeurs. Au déjeuner qui suivit le plus grand des hasards, mais existe t'il ? les fit se côtoyer. Ils parlèrent, sympathisèrent et elle accepta son invitation pour le samedi à venir. Ce fut le début de leur vie commune, celle qui implique à la fois loyauté, partage, vérité et aussi amour...l'avenir allait démentir beaucoup de ce à quoi elle croyait...mais elle appris son surnom : "le mille-pattes" car sa famille faisait dans la chaussure cuir de qualité, un nom prestigieux. Les mains et les pieds quoi de mieux ?

Le temps était parfait, sans vent, doux et un peu humide. Sa conversion au véganisme, depuis plusieurs années, lui avait apporté outre un poids idéal, une forme remarquable et les éléments actifs de la sophrologie tels que la relaxation progressive, le yoga et le tummo lui procuraient la maîtrise suffisante de son corps pour le pousser aux limites raisonnables pour son âge...Elles étaient quatre. Des athlètes plus jeunes sur lesquelles elle comptait pour l'emmener au train dans leurs foulées. Jusqu'au quinzième tour elles étaient groupées, se relayant en tête. Au tour suivant le rythme s'accéléra et graduellement elle fut larguée...En déclenchant son chrono sur la ligne, elle constata que son pari était gagné ! Avec une minute dépassée elle améliorait son dernier temps. Allons ! la vie, un jeu, vaut encore la peine de s'y investir ...

Avant leur mariage il fut convenu qu'elle continuerait à la Fac afin d'obtenir le niveau nécessaire pour la profession visée : traductrice et interprète Son mari pourvoirait aux dépenses vu son niveau de salaire ; elle apportait un appartement de 100m² offert par sa famille qu'elle aurait à rembourser, en partie, plus tard. Contrat en bonne et due forme : séparations de biens, point... Les années suivantes apportèrent leur lot de félicités conjugales sans plus... Puis elle chercha une activité. Elle débuta dans une maison d'édition locale comme stagiaire en traduisant des ouvrages de cuisine régionale destinés à la GB et à la RFA. Un an plus tard elle du partir chaque lundi matin pour Paris, retour le vendredi vers 20H. Six mois de CDD puis confirmation et possibilité d'accéder au télétravail. Elle ne quitta plus sa ville, repris le semi-marathon, oublia la pétanque et constata les horaires bizarres de Jean-Charles...Rentrées tardives, stages lointains et fréquents et aussi une paresse matrimoniale grandissante. Entre temps il avait gravit les échelons et avait pris la DRH du groupe bancaire. Il inventa un concept nouveau de gestion des personnels qui se résumait par : "potentialités exploitables, à terme, par reprises des compétences non identifiées." En fait il s'agissait seulement de recruter, en juin, un surcroit de futurs cadres (CDD) mis en concurrence frontale, brutale et éliminés graduellement, ne surnageaient que les plus féroces... Il intrigua auprès de la Fédération nationale des DRH qui lui accorda un après-midi par semaine pour intervenir devant le groupe de stagiaires du moment. Son assurance, son abattage, sa faculté à affirmer la réussite de son concept lui donnèrent chaque semaine, le moyen de passer le vendredi à Paris...Il y avait aussi les tournées d'inspections dans les filiales européennes ... Ce fut un appel, un après-midi, sur le fixe de l'appartement qui la surprit. Une voix de femme, jeune, avec un accent tudesque prononcé demandait à parler à Jan-Carl... Elle joua le rôle d'une collaboratrice et demanda le numéro de l'appelante car monsieur J.C était absent, il la rappellerait certainement...A partir de ce jour elle obser- -va, notant les horaires, les absences, les heures de retour, avec le N° de la Teutonne et le jour d'appel...

L'affaire explosa le jour où J.C. rentra de voyage avec deux petites culottes dans les poches de son trench-coat. Elle les subtilisa, les dissimula et mit la valise du monsieur sur le palier afin qu'il reparte illico...Dès le lendemain serrures et téléphone changèrent et un avocat passa deux jours plus tard à la banque déposer un courrier officiel avec récépissé tamponné...scandale ! Six mois plus tard tout était 'alles klar'; elle continua sa profession dans des maisons d'édition célèbres, traduisit, en partie, l'oeuvre de Philip Roth et aussi de Nadine Gordimer. Une de ses relations l'aida pour accéder au siège de l'Unesco, y rencontra un ministre qui en fit sa traductrice lors de ses visites chez Helmut Khol d'abord et Angéla Merkel ensuite. Elle assista aux discutions avec Margaret Thatcher "I want my money back!"... l'impression de vivre dans les coulisses de l'Histoire...Depuis elle vivait un remake de "tous ceux qui m'aiment prendront le train..." et souvent elle allait aux Augustins attendre le 20h45 venant de Paris...

Trente ans après 'sa' haute époque elle voyait la soixantaine s'approcher, encore quelques jours...La soixantaine lui posait plein de questions, elle se réveillait triste, espérait le soir pour retrouver sa joie. Seule la piste synthétique la distrayait bien que chaque matin se révélait être une épreuve de ressourcement physique et moral.

Tout était prévu et organisé pour fêter son soixantième anniversaire. Les amis-es de l'Association Sportive des Séniors et du Troisième Âge seraient tous-tes là. Le ministre, de dix ans son aîné, serait présent, il avait accepté de venir, la vie allait s'enjoyer à nouveau...ils allaient revisiter leurs années complices celles des W.E dans le Yorkshire et du chalet blotti dans le massif de la Schwartzwald...

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