Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Apollinaire Rencontre avec Apollinaire : Le voyageur

Réédition du billet du 6 septembre 2017

Écoutez Apollinaire(1913)

         Lieu de conservation : Musée de l'Orangerie
Le voyageur

Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant


La vie est variable aussi bien que l’Euripe


Tu regardais un banc de nuages descendre

Avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures

Et de tous ces regrets de tous ces repentirs

Te souviens-tu

Vagues poissons arques fleurs surmarines

Une nuit c’était la mer

Et les fleuves s’y répandaient


Je m’en souviens je m’en souviens encore


Un soir je descendis dans une auberge triste

Auprès de Luxembourg

Dans le fond de la salle il s’envolait un Christ

Quelqu’un avait un furet

Un autre un hérisson

L’on jouait aux cartes

Et toi tu m’avais oublié


Te souviens-tu du long orphelinat des gares

Nous traversâmes des villes qui tout le jour tournaient

Et vomissaient la nuit le soleil des journées

Ô matelots ô femmes sombres et vous mes compagnons

Souvenez-vous-en


Deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés

Deux matelots qui ne s’étaient jamais parlé

Le plus jeune en mourant tomba sur le côté


Ô vous chers compagnons

Sonneries électriques des gares chant des moissonneuses

Traîneau d’un boucher régiment des rues sans nombre

Cavalerie des ponts nuits livides de l’alcool

Les villes que j’ai vues vivaient comme des folles


Te souviens-tu des banlieues et du troupeau plaintif des paysages

Les cyprès projetaient sous la lune leurs ombres

J’écoutais cette nuit au déclin de l’été

Un oiseau langoureux et toujours irrité

Et le bruit éternel d’un fleuve large et sombre


Mais tandis que mourants roulaient vers l’estuaire

Tous les regards tous les regards de tous les yeux

Les bords étaient déserts herbus silencieux

Et la montagne à l’autre rive était très claire


Alors sans bruit sans qu’on pût voir rien de vivant

Contre le mont passèrent des ombres vivaces

De profil ou soudain tournant leurs vagues faces

Et tenant l’ombre de leurs lances en avant


Les ombres contre le mont perpendiculaire

Grandissaient ou parfois s’abaissaient brusquement

Et ces ombres barbues pleuraient humainement

En glissant pas à pas sur la montagne claire


Qui donc reconnais-tu sur ces vieilles photographies

Te souviens-tu du jour où une abeille tomba dans le feu

C’était tu t’en souviens à la fin de l’été


Deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés

L’aîné portait au cou une chaîne de fer

Le plus jeune mettait ses cheveux blonds en tresse


Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant


La vie est variable aussi bien que l’Euripe


Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913

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Quand je lus Le voyageur, puis entendis Apollinaire dire ce grand poème dans l’enregistrement que j’avais découvert rue des Bernardins au musée de la Parole, je sus que j’étais en présence de la poésie à son instant d’origine : cette voix qui hésite, se ressaisit, avance dans le destin qu’elle institue à mesure, voix humaine se détachant, souverainement, du bruit de fond de l’esprit. « Et le bruit éternel d’un fleuve large et sombre »

Yves Bonnefoy, L’Alliance de la poésie et de la musique, Galilée, 2007, p.92.

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