Cyclades
(en évoquant Fernando Pessoa)
La clarté frontale du lieu m'impose ta présence
Ton nom émerge comme si
Le négatif que tu fus de toi-même s’était ici révélé
Tu vécus dans l'envers
Incessant voyageur de l'inverse
Dépouillé de toi-même
Veuf de toi-même
À Lisbonne décor de ta vie
Et tu étais le locataire d'une chambre louée, au-dessus d'une laiterie
L‘employé compétent d'une maison commerciale
L’ironique habitué délicat et courtois des café de la Baixa
Le visionnaire discret des cafés donnant sur le Tage
(Où encore sur les marbres des tables
Nous cherchons l'empreinte froide de tes mains
—L’imperceptible doigté de tes mains)
Écartelé par les fureurs du non-vécu
En marge de toi-même des autres et de la vie
Tu tins à jour tous tes cahiers
Avec une précision méticuleuse tu dessinas les cartes
Des multiples navigations de ton absence—
Sophia de Mello Breyner Andresen (1919-2004)La nudité de la vie, page 111
Présentation du livre (éditions Chandeigne)
Sophia de Mello Breyner Andresen est née en 1919 à Porto dans une famille aristocratique, elle a vécu à Lisbonne et y est décédée en 2004. Elle publie en 1944 son premier livre, Poesia, qui impressionne par le rare sentiment d’équilibre qui préside à sa construction. Dès son deuxième livre Dia do mar (1947), se manifeste la profonde attraction qu’exerce sur elle le monde classique, grec en particulier. C’est toujours d’un héroïsme perdu que nous parle cette poésie.
Figure morale, profondément humaniste et universellement respectée de la vie culturelle portugaise, l’esthétique est chez elle avant tout une éthique. Elle a su forger un style clair et net, concis, reconnaissable entre tous qui a fait de ses poèmes de beaux objets littéraires habités par un constant et puissant sentiment d’harmonie. Sa poésie est tout aussi bien traversée par les grands mythes de l’Antiquité que par les petits événements de la vie quotidienne, la mer, les amis et parfois la mort des amis, évoqués dans des poèmes brefs où les événements politiques sont souvent présents en discret arrière-plan. Pour reprendre les mots de Vasco Graça Moura, auteur de la postface de ce recueil, Sophia a le souci de l’élémentaire, l’exigence de la limpidité et une revendication de liberté. La poésie de Sophia de Mello Breyner présente une élégance dont on admire la simplicité.