Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Sophia de Mello Breyner Andresen (1919-2004) Rencontre avec Sophia de Mello Breyner Andresen : Dérives

DÉRIVES

I

Silence glissant sous les alizés

— Toutes les voiles doucement enflées —

Eclats d’écailles sur les vaste mers

Et à babord sur les côtes aperçues

Sous la clameur figée des clairs de lune

Un immobile silence de palmeraies

1982

II

C'était la route de l'or

Pourtant sur les vastes mers

Ou sur les plages balancées par des cocotiers

L’étonnement nous guidait

De l'eau coulait de toutes les images

1982

III

Sur de grandes plages ils se baignèrent nus

D’autres s’égarèrent dans le bleu soudain des tempêtes

1982

IV

Lui cependant doubla le cap et ne trouva pas l'Inde

Et la mer le dévora avec le sens du destin que possède la mer

1982

V

Les hommes nus et noirs je conterai

Et comment parmi nous n'ayant plus

Personne qui leur langue sût entendre

Pour nous entendre ensemble nous dançâmes

1982

VI

Je vous dirai la grande plage blanche

Et les hommes nus et noirs qui dansaient

Pour soutenir le ciel de leurs lances

1982

VII

D'autres diront Seigneur les rumbs et les routes

Je vous dirai la plage où brillait

Le premier matin de la création


Je dirai la nudité à peine créée

La douceur intraitable la vitesse légère

D’hommes encore couleur d'argile et qui crurent

Voir en nous leurs anciens dieux tutélaires

Qui revenaient

1982

VIII

Je vis les eaux les caps les villes les îles

Et des cocotiers le long balancement

Vis des lagunes bleues telles des saphirs

De rapides oiseaux des animaux guettant

Vis des prodiges des surprises des merveilles

Sur les plages vis des hommes nus dansant

Et écoutai de leurs paroles le son grave

Que parmi nous aucun ne sut entendre

Vis des fers des flèches vis des lances

De l’or aussi sous la vague sereine

Et l'éclat changeant d'autres métaux

Vis des perles des coquillages des coraux

Déserts sources tremblantes plaines

Vis le visage d’Eurydice des limbes

Vis la fraîcheur des choses naturelles

De Preste João seul n’eus de nouvelles


La mission confiée n’accomplis

Et racontant tout ce que je vis

ne sais si m’égarai ou découvris

1982

IX

Villes et vilenies

Mais aussi

L'étonnement d'une si grande architecture

Les soies les parfums la douceur

Des voix et des gestes


Les grandes cours de la nuit et sa fleur

De panique et de paix

1982

x

Sombres dieux

Seigneurs de la peur ancienne

Statues qu’un souffle déploie

A la lumière mouvante des bougies

1982

XI

Yeux ouverts du navigateur

Changent ici la lumière l'ombre la couleur

Et les faces et les gestes se modèlent

Selon d'autres lois méticuleuses

Diffèrent le profil de la vague et du rocher

Des queues de dragons suivent les bateaux

1982

XII

Cupidité rongeant la verte émergence des îles au vent

Cupidité rongeant le visage nu de la rencontre

1982

XIII

Chansons au ras de rien

Dans le silence quiet

De la nuit suspendue


Comme quelqu'un qui cherche

Son visage et le manque

1982

XIV

À travers ton cœur passa un bateau

Qui ne cesse sans toi de suivre son chemin

1982

XV

Navigation inverse

Ennui déjà sans Tage

Gris hostie des chambres

Rues désolées

Vers a vers

Lisbonne anti-patrie de la vie

1978

XVï

Il y a dans le roi de Chypre

Un certain mystère

Non seulement d'être grec

Tout en étant assyrien

Mais une certaine quiétude

Et un certain recul

Entre deux guerres —

Son corps d’épi

Colonne de trêves

Habite un certain repos

Que je n'ai jamais rencontré

— Clarté des îles

Que j'ai tant recherchée

1982

XVII

Style manuelin :

Non pas la nef romane où l'ordre

Germinal monte de la terre

Ni le fût d’épi

De la colonne grecque

Mais la fleur des hasards que l’errance

En sa dérive agrège

1979

Sophia de Mello Breyner- Traduit du portugais par Joaquim Vital