Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Alfred Jarry Rencontre avec Alfred Jarry : De l'île Fragrante

De l’île Fragrante

À Paul Gauguin

L’île Fragrante est toute sensitive, et fortifiée de madrépores qui se rétractèrent, à notre abord, dans leurs casemates corallines. L’amarre de l’as fut enroulée autour d’un grand arbre, balancé au vent comme un perroquet bascule dans le soleil.

Le roi de l'île était nu dans une barque, les hanches ceintes de son diadème blanc et bleu. Il était drapé en outre de ciel et de verdure comme la course en char d'un César, et roux comme sur un piédestal.

Nous lui fîmes raison de liqueurs fermentées dans des hémisphères végétaux.

Sa fonction est de sauvegarder pour son peuple l'image de ses Dieux. Il en fixait un avec trois clous au mât de la barque, et ce fut comme une voile triangulaire, ou l'or équilatéral d'un poisson séché rapporté du septentrion. Et au-dessus de la demeure de ses femmes, il a enchaîné les pâmoisons et les torsions d'amour avec un ciment divin. Hors de l'entrelacs des seins jeunes et des croupes, des sibylles constatent la formule du bonheur, qui est double : Soyez amoureuses, et Soyez mystérieuses.

Il possède aussi une cithare, qui a sept cordes de sept couleurs, qui sont éternelles; et une lampe dans son palais alimentée des sources odorantes de la terre. Quand le roi chante, le long du rivage, sur sa cithare, ou élague avec une hache des images de bois vivant, les pousses qui défigureraient la ressemblance des Dieux, ses femmes se terrent au creux des lits, le poids de la peur chu sur leurs reins du regard de veilleuse de l'Esprit des Morts, et de la porcelaine parfumée de l'œil de la grande lampe.

Comme l’as débordait des récifs, nous vîmes les femmes du roi chasser de l’île, un petit cul-de-jatte, herbu comme un crabe vieillot d'algues vertes : un maillot de lutteur de foire, singeait sur son torse nabot la nudité du roi. Il sautela de ses poings encestés, et du ronflement des roulettes de sa base voulut poursuivre et gravir la plate-forme de l’Omnibus de Corinthe, qui croisait notre route, mais un tel bond n’est donné qu'à plusieurs . Et il chut misérablement, félant sa cuvette postérieure d'une fente moins obscène que risible.

 Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien, Livre III, ch. XVII, De l'île fragrante,