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Rencontre avec Alfred Jarry Rencontre avec Alfred Jarry : La chanson du décervelage

Écoutez Béatrice Arnac

La chanson du décervelage

Je fus pendant longtemps ouvrier ébéniste,

Dans la ru’ du Champ d’Mars, d’la paroiss’ de Toussaints.

Mon épouse exerçait la profession d’modiste,

 Et nous n’avions jamais manqué de rien. —
 Quand le dimanch’ s’annonçait sans nuage,
 Nous exhibions nos beaux accoutrements
 Et nous allions voir le décervelage
 Ru’ d’l’Échaudé, passer un bon moment.
             Voyez, voyez la machin’ tourner,
             Voyez, voyez la cervell’ sauter,
             Voyez, voyez les Rentiers trembler ;

(Chœurs) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !




Nos deux marmots chéris, barbouillés d’confitures,

Brandissant avec joi’ des poupins en papier,

Avec nous s’installaient sur le haut d’la voiture

 Et nous roulions gaîment vers l’Échaudé. —
 On s’précipite en foule à la barrière,
 On s’fich’ des coups pour être au premier rang ;
 Moi je m’mettais toujours sur un tas d’pierres
 Pour pas salir mes godillots dans l’sang.
             Voyez, voyez la machin’ tourner,
             Voyez, voyez la cervell’ sauter,
             Voyez, voyez les Rentiers trembler ;

(Chœurs) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !




Bientôt ma femme et moi nous somm’s tout blancs d’cervelle,

Les marmots en boulott’nt et tous nous trépignons

En voyant l’Palotin qui brandit sa lumelle,

 Et les blessur’s et les numéros d’plomb. —
 Soudain j’perçois dans l’coin, près d’la machine,
 La gueul’ d’un bonz’ qui n’m’revient qu’à moitié.
 Mon vieux, que j’dis, je r’connais ta bobine,
 Tu m’as volé, c’est pas moi qui t’plaindrai.
             Voyez, voyez la machin’ tourner,
             Voyez, voyez la cervell’ sauter,
             Voyez, voyez les Rentiers trembler ;

(Chœurs) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !




Soudain j’me sens tirer la manch’ par mon épouse :

Espèc’ d’andouill’, qu’ell’m’dit, v’là l’moment d’te montrer :

Flanque-lui par la gueule un bon gros paquet d’bouse,

 V’là l’Palotin qu’a just’ le dos tourné. —
 En entendant ce raisonn’ment superbe,
 J’attrap’ sus l’coup mon courage à deux mains :
 J’flanque au Rentier une gigantesque merdre
 Qui s’aplatit sur l’nez du Palotin.
             Voyez, voyez la machin’ tourner,
             Voyez, voyez la cervell’ sauter,
             Voyez, voyez les Rentiers trembler ;

(Chœurs) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !




Aussitôt j’suis lancé par-dessus la barrière,

Par la foule en fureur je me vois bousculé

Et j’suis précipité la tête la première

 Dans l’grand trou noir d’ous qu’on n’revient jamais. —
 Voilà c’que c’est qu’d’aller s’prom’ner l’dimanche
 Ru’ d’l’Échaudé pour voir décerveler,
 Marcher l’Pinc’-Porc ou bien l’Démanch’-Commanche,
 On part vivant et l’on revient tudé.
             Voyez, voyez la machin’ tourner,
             Voyez, voyez la cervell’ sauter,
             Voyez, voyez les Rentiers trembler ;

(Chœurs) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !