Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Apollinaire Rencontre avec Apollinaire : L'obituaire

Dans une conférence à la Maison de la poésie , le poète Jacques Réda , présentant son livre Quel avenir pour la cavalerie ? une histoire naturelle du vers français a signalé que le poème d’Apollinaire La maison des morts , en vers libres , publié dans Alcools, était au départ un texte publié en prose , conte baptisé L’Obituaire , publié dans le Soleil le 31 août 1907 .

Apollinaire a procédé à une découpe du texte en prose et à une déponctuation .

Voilà ce que déclare Apollinaire à ce propos :

« Pour ce qui concerne la ponctuation je ne l’ai supprimée que parce qu’elle m’a paru inutile et elle l’est en effet, le rythme même et la coupe des vers voilà la véritable ponctuation et il n’en est point besoin d’une autre »

Dans son intéressant article Apollinaire entre vers et prose de « L’Obituaire » à « La Maison des morts », Lionel Follet , à la suite de Michel Decaudin , détaille les transformations faites par Apollinaire , analyse les divers effets de ces transformations

(voir cet article sur le site https://journals.openedition.org/semen/5523 )

Lionel Follet écrit : « poème, sa minutie narrative étonne ; conte, c’est son lyrisme qui surprend » .Il indique : »CONTE :10 « sections » , 32 alinéas

POÈME: 30 strophes , 218 vers » et il analyse la structure narrative du conte , s’intéresse à l’organisation des deux textes : il constate dans la lecture « le ralentissement très net du poème par rapport au conte »

Structure du conte.png

Extrait de l'article de Lionel Follet

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Michel Decaudin a publié la version en prose : la voici ci-dessous :

L’Obituaire

Publié dans Le Soleil du 31 août 1907.

Les numéros en marge correspondent aux strophes du poème tel qu’il apparaît dans Alcools.

1. S’étendant sur les côtés du cimetière, l’obituaire l’encadrait comme un cloître. À l’intérieur de ses vitrines pareilles à celles des boutiques de modes, au lieu de sourire debout, les mannequins grimaçaient pour l’éternité.

2. Arrivé à Munich depuis quinze ou vingt jours, j’étais entré pour la première fois, et par hasard, dans ce cimetière presque désert, et je claquais des dents devant toute cette bourgeoisie exposée et vêtue le mieux possible en attendant la sépulture.

3. Soudain, rapide comme ma mémoire, les yeux se rallumèrent de cellule vitrée en cellule vitrée, le ciel se peupla d’une apocalypse vivace et la terre plate à l’infini comme avant Galilée, se couvrit de mille mythologies immobiles. Un ange en diamant brisa toutes les vitrines et les morts m’accos­tèrent avec des mines de l’autre monde.

4. Mais leur visage et leurs attitudes devinrent bientôt moins funèbres. Le ciel et la terre perdirent leur aspect fantasmagorique.

5. Les morts se réjouissaient de voir leurs corps trépassés entre eux et la lumière. Ils riaient de leur ombre et l’observaient comme si véritablement c’eût été leur vie passée.

6. Alors je les dénombrai. Ils étaient quarante-neuf hommes, femmes et enfants qui embellissaient à vue d’œil et me regardaient maintenant avec tant de cordialité, tant de tendresse même, que les prenant en amitié tout à coup, je les invitai à une promenade loin de l’obituaire.

7. Et tous bras dessus, bras dessous, — fredonnant des airs militaires, — oui tous vos péchés sont absous, — nous quittâmes le cimetière.

8. Nous traversâmes la ville et rencontrions souvent des parents, des amis qui se joignaient à la petite troupe des morts récents. Tous étaient si gais, si charmants, si bien portants que bien malin qui aurait pu distinguer les morts des vivants.

9. Puis, dans la campagne, on s’éparpilla. Deux chevau-légers nous rejoignirent. On leur fit fête. Ils coupèrent du bois de viorne et de sureau dont ils firent des sifflets qu’ils distribuèrent aux enfants.

10. Plus tard, dans un bal champêtre, les couples, mains sur les épaules, dansèrent au son aigre des cithares.

11. Ils n’avaient pas oublié la danse, ces morts et ces mortes ! On buvait aussi, et, de temps à autre, une cloche annonçait qu’un nouveau tonneau de bière allait être mis en perce.

12. Une morte, assise sur un banc, près d’un buisson d’épine-vinette, laissait un étudiant, agenouillé à ses pieds, lui parler de fiançailles :

13. — « Je vous attendrai dix ans, vingt ans, s’il le faut. Votre volonté sera la mienne. »

14. — « Je vous attendrai toute votre vie », répondait la morte.

15. Des enfants — de ce monde ou bien de l’autre — chantaient de ces rondes aux paroles absurdes et lyriques qui, sans doute, sont les restes des plus anciens monuments poétiques de l’humanité.

16. L’étudiant passa une bague à l’annulaire de la jeune morte :

— « Voici le gage de nos fiançailles. Ni le temps, ni l’absence, ne nous feront oublier nos promesses. Et, un jour, nous aurons une belle noce, des touffes de myrte à nos vêtements et dans vos cheveux, un beau sermon à l’église, de longs discours après le banquet et de la musique, de la musique ! »

17. — « Nos enfants, dit la fiancée, seront plus beaux, plus beaux encor — hélas ! la bague était brisée — que s’ils étaient d’argent ou d’or, — d’émeraude ou de diamant, — seront plus clairs, plus clairs encore, — que les astres du firmament, — que la lumière de l’aurore, — que vos regards, mon fiancé, — auront meilleur odeur encore, — hélas ! la bague était brisée — que le lilas qui vient d’éclore, — que le thym, la rose ou qu’un brin — de lavande ou de romarin. »

18. Les musiciens s’en étant allés, nous continuâmes la promenade.

19. Au bord d’un lac, on s’amusa à faire des ricochets, avec des cailloux plats, sur l’eau qui dansait à peine.

20. Des barques étaient amarrées dans un havre. On les détacha après que toute la troupe se fut embarquée, et quelques morts ramaient avec autant de vigueur que les vivants.

21. À l’avant du bateau que je gouvernais, un mort parlait avec une jeune femme vêtue d’une robe jaune, d’un corsage noir avec des rubans bleus et d’un chapeau gris orné d’une seule petite plume défrisée.

22. — « Je vous aime, disait-il, comme le pigeon aime la colombe, comme l’insecte nocturne aime la lumière. »

23. — « Trop tard, répondait la vivante. Repoussez, repoussez cet amour défendu. Je suis mariée. Voyez l’anneau qui brille. Mes mains tremblent, je pleure et je voudrais mourir. »

24. Les barques étaient arrivées à un endroit où les chevau-légers savaient qu’un écho répondait de la rive. On ne se lassait point de l’interroger. II y eut des questions si extravagantes et des réponses tellement pleines d’à-propos que c’était à mourir de rire, et le mort disait à la vivante :

25. — « Nous serions si heureux ensemble ! — Sur nous l’eau se refermera — mais vous pleurez et vos mains tremblent, — aucun de nous ne reviendra. »

26. On reprit terre et ce fut le retour. Les amoureux s’entr’aimaient, et, par couples aux belles bouches, marchaient à distances inégales. Les morts avaient choisi les vivantes, et les vivants, des mortes. Un genévrier, parfois, faisait l’effet d’un fantôme. Les enfants déchiraient l’air en soufflant, les joues creuses, dans leurs sifflets de viorne ou de sureau, tandis que les militaires chantaient des tyroliennes en se répondant comme on le fait sur la montagne.

27. Dans la ville, notre troupe diminua peu à peu. On se disait au revoir, à demain, à bientôt. Beaucoup entraient dans les brasseries. Quelques-uns nous quittèrent devant une boucherie canine pour y acheter leur repas du soir.

28. Bientôt, je restai seul avec ces morts qui s’en allaient tout droit au cimetière où, dans l’obituaire, je les reconnus : couchés, immobiles et bien vêtus, attendant la sépulture derrière les vitrines.

29. Ils ne se doutaient pas de ce qui s’était passé, mais les vivants en gardaient le souvenir. C’était un bonheur inespéré et si certain qu’ils ne craignaient point de le perdre.

30. Ils vivaient si noblement que ceux qui, la veille encore, les regardaient comme leurs égaux ou même quelque chose de moins, admiraient maintenant leur puissance, leur richesse et leur génie. Car, y a-t-il rien qui vous élève comme d’avoir aimé un mort ou une morte ? On devient si pur qu’on en arrive dans les glaciers de la mémoire à se confondre avec le souvenir. On est fortifié pour la vie et l’on n’a plus besoin de personne.