Écoutez Jean Topart
La jolie rousse
Me voici devant tous un homme plein de sens
Connaissant la vie et de la mort ce qu'un vivant peut connaître
Ayant éprouvé les douleurs et les joies de l'amour
Ayant su quelquefois imposer ses idées
Connaissant plusieurs langages
Ayant pas mal voyagé
Ayant vu la guerre dans l'Artillerie et l'Infanterie
Blessé à la tête trépané sous le chloroforme
Ayant perdu ses meilleurs amis dans l'effroyable lutte
Je sais d'ancien et de nouveau autant qu'un homme seul
pourrait des deux savoir
Et sans m'inquiéter aujourd'hui de cette guerre
Entre nous et pour nous mes amis
Je juge cette longue querelle de la tradition et de l'invention
De l'Ordre de l'Aventure
Vous dont la bouche est faite à l'image de celle de Dieu
Bouche qui est l'ordre même
Soyez indulgents quand vous nous comparez
A ceux qui furent la perfection de l'ordre
Nous qui quêtons partout l'aventure
Nous ne sommes pas vos ennemis
Nous voulons vous donner de vastes et d'étranges domaines
Où le mystère en fleurs s'offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité
Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait
Il y a aussi le temps qu'on peut chasser ou faire revenir
Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières
De l'illimité et de l'avenir
Pitié pour nos erreurs pitié pour nos péchés
Voici que vient l'été la saison violente
Et ma jeunesse est morte ainsi que le printemps
O Soleil c'est le temps de la raison ardente
Et j'attends
Pour la suivre toujours la forme noble et douce
Qu'elle prend afin que je l'aime seulement
Elle vient et m'attire ainsi qu'un fer l'aimant
Elle a l'aspect charmant
D'une adorable rousse
Ses cheveux sont d'or on dirait
Un bel éclair qui durerait
Ou ces flammes qui se pavanent
Dans les roses-thé qui se fanent
Mais riez riez de moi
Hommes de partout surtout gens d'ici
Car il y a tant de choses que je n'ose vous dire
Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire
Ayez pitié de moi
Guillaume Apollinaire-Calligrammes-La tête étoilée-pages 313-314 -Bibliothèque de la pléiade-Gallimard
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Commentaire trouvé dans une édition de Calligrammes sur le site :https://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/apollinaire/apollinaire_calligrammes :
"Publication préoriginale : L’Éventail, nº 5, 15 mars 1918.
« La jolie rousse » est Jacqueline Kolb, qu’Apollinaire épouse le 2 mai 1918.
Donné à la revue conservatrice que dirigeaient à Genève Francis de Miomandre et Paul Géraldy, le poème s’est d’abord intitulé « L’Ordre ».
Apollinaire place l’œuvre à venir sous le double signe de l’Aventure et de l’Ordre, synthèse des positions de l’avant-garde et de celles de Charles Maurras, à qui une lettre du 15 mars 1918 rend un hommage éloquent. Ces vues, qui ont motivé l’hostilité des surréalistes, confirment le propos tenu dans « Les Collines » et dans la conférence sur « L’Esprit nouveau et les poètes ».
Les derniers vers ferment l’œuvre sur un allusif et poignant miserere."