Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Apollinaire Rencontre avec Apollinaire : Zone (fin)

Réédition du billet du 2 juin 2015

Écoutez D.Manuel

Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule

Des troupeaux d'autobus mugissants près de toi roulent

L'angoisse de l'amour te serre le gosier

Comme si tu ne devais jamais plus être aimé

Si tu vivais dans l'ancien temps tu entrerais dans un monastère

Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière

Tu te moques de toi et comme le feu de l'Enfer ton rire pétille

Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie

C'est un tableau pendu dans un sombre musée

Et quelquefois tu vas le regarder de près


  Aujourd'hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées

C'était et je voudrais ne pas m'en souvenir c'était au déclin de la beauté


  Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m'a regardé à Chartres

Le sang de votre Sacré-Coeur m'a inondé à Montmartre

Je suis malade d'ouïr les paroles bienheureuses

L'amour dont je souffre est une maladie honteuse

Et l'image qui te possède te fait survivre dans l'insomnie et dans l'angoisse

C'est toujours près de toi cette image qui passe


  Maintenant tu es au bord de la Méditerranée

Sous les citronniers qui sont en fleur toute l'année

Avec tes amis tu te promènes en barque

L'un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques

Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs

Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur


Tu es dans le jardin d'une auberge aux environs de Prague

Tu te sens tout heureux une rose est sur la table

Et tu observes au lieu d'écrire ton conte en prose

La cétoine qui dort dans le coeur de la rose


Épouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit

Tu étais triste à mourir le jour où tu t'y vis

Tu ressembles au Lazare affolé par le jour

Les aiguilles de l'horloge du quartier juif vont à rebours

Et tu recules aussi dans ta vie lentement

En montant au Hradchin et le soir en écoutant

Dans les tavernes chanter des chansons tchèques


  Te voici à Marseille au milieu des pastèques


  Te voici à Coblence à l'hôtel du Géant


  Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon


  Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide

Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde

On y loue des chambres en latin Cubicula locanda

Je m'en souviens j'y ai passé trois jours et autant à Gouda


  Tu es à Paris chez le juge d'instruction

Comme un criminel on te met en état d'arrestation


  Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages

Avant de t'apercevoir du mensonge et de l'âge

Tu as souffert de l'amour à vingt et à trente ans

J'ai vécu comme un fou et j'ai perdu mon temps

Tu n'oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter

Sur toi sur celle que j'aime sur tout ce qui t'a épouvanté


  Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants

Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent les enfants

Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare

Ils ont foi dans leur étoile comme les rois-mages

Ils espèrent gagner de l'argent dans l'Argentine

Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune

Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre coeur

Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels

Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent

Rue des Rosiers ou rue des Écouffes dans des bouges

Je les ai vu souvent le soir ils prennent l'air dans la rue

Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs

Il y a surtout des juifs leurs femmes portent perruque

Elles restent assises exsangues au fond des boutiques


Tu es debout devant le zinc d'un bar crapuleux

Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux


  Tu es la nuit dans un grand restaurant


  Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant

Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant   Elle est la fille d'un sergent de ville de Jersey


  Ses mains que je n'avais pas vues sont dures et gercées   J'ai une pitié immense pour les coutures de son ventre


  J'humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche


Tu es seul le matin va venir

Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues


  La nuit s'éloigne ainsi qu'une belle Métive

C'est Ferdine la fausse ou Léa l'attentive


  Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie

Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie


  Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied

Dormir parmi tes fétiches d'Océanie et de Guinée

Ils sont des Christ d'une autre forme et d'une autre croyance

Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances


  Adieu Adieu


  Soleil cou coupé

Apollinaire - Alcools -1913