Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Blaise Cendrars Rencontre avec Blaise Cendrars : Hôtel Notre-Dame

Écoutez Jean Servais

Hôtel Notre-Dame

Je suis revenu au

Quartier

Comme au temps de ma jeunesse

Je crois que c'est peine perdue

Car rien en moi ne revit plus

De mes rêves de mes désespoirs

De ce que j'ai fait à dix-huit ans


On démolit des pâtés de maisons

On a changé le nom des rues

Saint-Séverin est mis à nu

La place

Maubert est plus grande

Et la rue

Saint-Jacques s'élargit

Je trouve cela beaucoup plus beau

Neuf et plus antique à la fois


C'est ainsi que m'étant fait sauter

La barbe et les cheveux tout court

Je porte un visage d'aujourd'hui

Et le crâne de mon grand-père


C'est pourquoi je ne regrette rien

Et j'appelle les démolisseurs

Foutez mon enfance par terre

Ma famille et mes habitudes

Mettez une gare à la place

Ou laissez un terrain vague

Qui dégage mon origine


Je ne suis pas le fils de mon père

Et je n'aime que mon bisaïeul

Je me suis fait un nom nouveau

Visible comme une affiche bleue

Et rouge montée sur un échafaudage

Derrière quoi on édifie

Des nouveautés des lendemains


Soudain les sirènes mugissent et je cours à ma fenêtre.

Déjà le canon tonne du côté d'Aubervilliers.

Le ciel s'étoile d'avions boches, d'obus, de croix, de fusées, . De cris, de sifflets, de mélisme qui fusent et gémissent sous les ponts.

La

Seine est plus noire que gouffre avec les lourds chalands qui sont

Longs comme les cercueils des grands rois mérovingiens

Chamarrés d'étoiles qui se noient — au fond de l'eau — au fond de l'eau.

Je souffle ma lampe derrière moi et j'allume un gros cigare.

Les gens qui se sauvent dans la rue, tonitruants, mal réveillés,

Vont se réfugier dans les caves de la

Préfectance qui sentent la poudre et le salpêtre.

L'auto violette du préfet croise l'auto rouge des pompiers,

Féeriques et souples, fauves et câlines, tigresses comme des étoiles filantes.

Les sirènes miaulent et se taisent.

Le chahut bat son

plein.

Là-haut.

C'est fou.

Abois.

Craquements et lourd silence.

Puis chute aiguë

et sourde véhémence des torpilles.

Dégringolade de millions de tonnes. Éclairs.

Feu.

Fumée.

Flamme.

Accordéon des 75.

Quintes.

Cris.

Chute.

Stridences.

Toux.

Et tassement des effondrements.

Le ciel est tout mouvementé de clignements d'yeux

imperceptibles

Prunelles, feux multicolores, que coupent, que divisent

que raniment les hélices mélodieuses.

Un projecteur éclaire soudain l'affiche du bébé

Cadum

Puis saute au ciel et y fait un trou laiteux comme un

biberon.

Je prends mon chapeau et descends à mon tour dans les

rues noires.

Voici les vieilles maisons ventrues qui s'accotent comme

des vieillards.

Les cheminées et les girouettes indiquent toutes le ciel

du doigt.

Je remonte la rue

Saint-Jacques, les épaules enfoncées

dans mes poches.

Voici la

Sorbonne et sa tour, l'église, le lycée

Louis-le-

Grand.

Un peu plus haut je demande du feu à un boulanger au

travail.

J'allume un nouveau cigare et nous nous regardons en

souriant.

Il a un beau tatouage, un nom, une rose et un cœur

poignardé.

Ce nom je le connais bien : c'est celui de ma mère.

Je sors dans la rue en courant.

Me voici devant la maison.

Cœur poignardé — premier point de chute —

Et plus beau que ton torse nu, beau boulanger —

La maison où je suis né.