Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Pessoa Rencontre avec Fernando Pessoa : Trois chansons mortes

I

Vous êtes belle : on vous adore.

Vous êtes jeune : on vous sourit.

Si un amour pourrait éclore

Dans ce cœur où rien ne luit.


Ce sourire de ma tristesse

Se tournerait, reflet lointain,

Vers l’or cendré de votre tresse,

Vers le blanc mat de votre main.


Mais je n’en fais que ce sourire

Qui sommeille au fond de mes yeux —

Lac froid qui, en vous voyant rire,

S’oublie en un reflet joyeux.


II

J’eus un rêve. L’aube

N’a pu soulever

Du frais de sa robe

Mon sommeil léger


En vain toute l’ombre

Jetait sa noirceur.

Mon cœur est plus sombre.

C’était dans mon cœur.


Il est mort. J’existe

Par ce qui m’en vint.

Quoi ? J’en suis plus triste...

Ah, ce rêve éteint


Faisait l’heure brève

Et mon cœur moins las...

Quel était ce rêve ?

Je ne le sais pas.


III

Si vous m’aimiez un peu ?... Par rêve,

        Non par amour...

Un rien... L’amour que l’on achève

        Est lourd.


Faites de moi un qui vous aime,

        Pas qui je suis...

Quand le rêve est beau, le jour même

        Sourit.


Que je sois triste ou laid — c’est l’ombre...

        Pour que le jour

Vous soit frais, je vous fais ce sombre

        Séjour.


Fernando Pessoa — Contemporanêa, n°7, janvier 1923


Écoutez Yvon Jean


Commentaire du 7 février 2020 de Guy Rancourt trouvé sur le site "agonie.net" :

Poèmes écrits en français par Pessoa.

"L’œuvre de Fernando Pessoa est une des œuvres les plus importantes du XXe siècle et probablement de tous les temps. Cet immense poète qui écrivait « ma patrie est la langue portugaise », rêva longtemps de devenir un écrivain reconnu de langue anglaise. Un volume conséquent de son œuvre poétique fut rédigé en anglais. Le français fut dans les années 1906-1908, avant la mise en place de son système des hétéronymes qui prit toute son ampleur à partir de 1914, sa deuxième langue d’expression littéraire. Durant toute sa vie, il fut un grand lecteur et les échos de Nerval, de Baudelaire, de Verlaine, de Rollinat ou de Mallarmé qu’on entend dans certains poèmes ou dans certaines ébauches, sont un hommage tacite au rayonnement intellectuel de la France."