Écoutez Eric Fabre (au Théâtre de la Passerelle de Limoges les 12 et 13 janvier 2012)
(autre traduction)
Le gardeur de troupeaux
I
Je n’ai jamais gardé des troupeaux,
Mais c’est tout comme si j’en avais gardé.
Mon âme est comme un berger,
Elle connaît le vent et le soleil
Et elle va guidée par la main des Saisons
Toute à suivre et à regarder.
La paix entière de la Nature sans personne
Vient s’asseoir à côté de moi
Mais moi je demeure triste comme un coucher de soleil
Selon notre imagination
Quand l’air fraîchit tout au fond de la plaine
Et que l’on sent que la nuit est entrée
Comme un papillon par la fenêtre.
Mais ma tristesse est tranquillité
Parce qu’elle est naturelle et juste
Et qu’elle est ce qui doit se tenir dans l’âme
Dés lors qu’elle pense qu’elle existe
Et que les mains cueillent des fleurs à son insu.
Comme un bruissement de sonnailles
Par-delà le tournant de la route,
Mes pensées sont contentes.
il y a que j’ai mal de les savoir contentes,
Parce que, si je ne le savais pas,
Au lieu d’être contentes et tristes,
Elles seraient joyeuses et contentes.
Penser gêne autant que marcher sous la pluie
Lorsque que le vent s’accroît et que la pluie semble tomber plus fort . . .
Je n’ai pas plus d’ambitions que de désirs.
Être poète n’est pas une ambition pour moi
C’est ma façon d’être tout seul.
Et si je désire parfois,
Pure imagination, être tendre agnelet
(Ou bien le troupeau tout entier
Afin d’aller éparpillé sur tout le coteau
En étant plus d’une chose heureuse en même temps),
L’unique raison en est qu je ressens ce que j’écris au coucher du soleil,
Ou lorsqu’un nuage passe sa main par-dessus la lumiére
Et qu’un silence court et fuit a travers les herbes.
Quand je m’assois écrivant des vers
Ou que, me promenant par les chemins et les sentiers,
J’écris des vers sur du papier qui se trouve dans ma pensée,
Je me sens une houlette dans les mains
Et je vois quelque silhouette de moi-même
Au sommet d’une colline
Regarder mon troupeau et voir mes idées,
Ou regarder mes idées et voir mon troupeau,
Et sourire vaguement comme qui ne comprend pas ce qu’on dit
Et veut faire mine de comprendre.
Je salue tous ceux qui me liront,
En leur tirant mon large chapeau
Quand ils me voient sur le pas de ma porte
Dés que la diligence se dresse sur la crête de la colline.
Je les salue et leur souhaite le soleil,
Et la pluie, quand la pluie est nécessaire,
Et que leurs maisons possèdent
Au coin d’une fenêtre ouverte Une chaise de leur prédilection
Où ils puissent s’asseoir, tout en lisant mes vers.
Et à la lecture de mes vers puissent-ils penser
Que je suis une chose naturelle.
Par exemple, l’arbre ancien
À l’ombre duquel , encore enfants
Ils se laissent tomber, floc!, fatigués de jouer,
Pour y essuyer la sueur de leur front brûlant
sur la manche de leur tablier à rayures
IX
Je suis un gardeur de troupeaux.
Mon troupeau ce sont mes pensées
Et mes pensées sont toutes des sensations.
Je pense avec les yeux et avec les oreilles
Et avec les mains et les pieds
Et avec le nez et la bouche.
Penser une fleur c’est la voir et la respirer
Et manger un fruit c’est en savourer le sens.
C’est pourquoi par un jour de chaleur
Si tant de jouissance me rend triste
Je m'étend de tout mon long sur l’herbe,
Je ferme mes yeux chauds,
Je sens tout mon corps étendu sur la réalité,
Je sais la vérité et suis heureux.
XIV
Peu m'importe les rimes.Rarement
il y a deux arbres semblables l'un auprès de l'autre .
Je pense et j'écris ainsi que les fleurs ont une couleur
mais avec moins de perfection dans ma façon de m'exprimer
parce qu'il me manque la simplicité divine
d'être en entier extérieur de moi-même et rien de plus .
Je regarde et je m'émeus .
Je m'émeus ainsi que l'eau coule lorsque le sol est en pente.
Et ma poésie est naturelle comme le lever du vent
In Œuvres poétiques, Le Gardeur de troupeaux, La Pléiade, © Gallimard, 2001, p.5 et 6
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Alberto Caeiro estt l’un des principaux hétéronymes de Fernando Pessoa - ces écrivains imaginaires auxquels l’auteur portugais prêtait sa plume et sous les noms desquels ses écrits ont souvent été publiés.
« J’ai connu mon maître Caeiro en des circonstances exceptionnelles – comme toutes les circonstances de la vie, surtout celles, anodines en soi, qui se révèlent être tout par la suite. … Mon maître Caeiro, qui ne disait jamais que ce qui était, peut être défini par chacune de ses phrases, écrite ou dite. Parmi tant de phrases écrites et imprimées, parmi tout ce qu’il a pu me dire et me raconter – celle qui le contient dans toute sa simplicité est celle qu’il m’a dite un jour à Lisbonne. Nous parlions de je ne sais trop quoi, à propos des rapports que chacun entretient avec lui-même. Je demandai soudain à mon maître Caeiro : "Êtes-vous content de vous ?" Et il me répondit: "Non, je suis content." C’était la voix de la terre, celle de tout et de personne. »
Alvaro de Campos, hétéronyme de Fernando Pessoa (Notes à la mémoire de mon maître Caeiro, Éditions Unes
Alberto Caeiro est apparu sous sa plume en 1914. Empruntant ses textes aux trois ouvrages connus de cet hétérornyme. Pessoa avait malgré tout imaginé la biographie et dont on connaît même un portrait :
« Même si mes vers ne sont jamais imprimés, ils n'en auront pas moins leur beauté, s'ils sont beaux. Mais ils ne peuvent être beaux et rester inédits, Car les racines peuvent être sous la terre, Mais les fleurs fleurissent à l'air libre et à vue. Il doit en être ainsi coûte que coûte. Rien ne peut l'empêcher ». Alberto Caeiro