Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Pessoa Rencontre avec Fernando Pessoa-Alberto Caeiro : Le gardeur de troupeaux- I , IX ,XIV

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Écoutez Eric Fabre (au Théâtre de la Passerelle de Limoges les 12 et 13 janvier 2012)

I

Je n’ai jamais gardé des troupeaux,

mais c’est tout comme si j’en gardais.

Mon âme est semblable à un pasteur,

elle connaît le vent et le soleil

et elle va la main dans la main avec les Saisons,

suivant la route et l’oeil ouvert.

Toute la paix d’une Nature dépeuplée

auprès de moi vient s’asseoir .

Mais je suis triste ainsi qu’un coucher de soleil

est triste selon notre imagination ,

quand le temps fraîchit au fond de la plaine

et que l’on sent la nuit entrée

comme un papillon par la fenêtre.


Mais ma tristesse est apaisement

parce qu’elle est naturelle et juste

et c’est ce qu’il doit y avoir dans l’âme

lorsqu’elle pense qu’elle existe

et que les mains cueillent des fleurs à son insu.


D’un simple bruit de sonnailles

par-delà le tournant du chemin,

mes pensées tirent contentement.

Mon seul regret est de les savoir contentes,

car si je ne le savais pas,

au lieu d’être contentes et tristes,

elles seraient joyeuses et contentes.


Penser dérange comme de marcher sous la pluie

lorsque que s’enfle le vent s’accroît et qu’il semble pleuvoir plus fort .


Je n’ai ni d’ambitions ni désirs.

Être poète n’est pas une ambition que j’ai

c’est ma manière à moi d’être seul.


Et s’il m’advient parfois de désirer ,

par imagination pure, être un petit agneau

(ou encore le troupeau tout entier

pour m’ éparpiller sur toute la pente

et me sentir mille chose heureuses à la fois),

c’est uniquement parce que j’éprouve ce que j’écris au coucher du soleil,

ou lorsqu’un nuage passe la main par-dessus la lumiére

et que l’herbe est parcourue des ondes du silence.


Lorsque je m’assieds pour écrire des vers ,

ou bien , me promenant par les chemins et les sentiers,

lorsque j’écris des vers sur un papier immatériel,

je me sens une houlette à la main

et je vois ma propre silhouette

à la crête d’une colline ,

regardant mon troupeau et voyant mes idées,

ou regardant mes idées et voyant mon troupeau,

et souriant vaguement comme qui ne comprend pas ce qu’on dit

et veut faire mine de comprendre.


Je salue tous ceux qui d’aventure me liront,

leur tirant un grand coup de chapeau

lorsqu’ils me voient au seuil de ma maison

dés que la diligence apparaît à la crête de la colline.

Je les salue et je leur souhaite le soleil,

et de la pluie, quand c’est dela pluie qu’il leur faut,

et que leurs maisons possèdent

auprès d’une fenêtre ouverte

un siège de prédilection

où ils puissent s’asseoir, lisant mes vers.

Et qu’en lisant mes vers ils pensent

que je suis une chose naturelle —

par exemple, le vieil arbre

à l’ombre duquel , encore enfants ,

ils se laissaient choir, las de jouer,

essuyant la sueur de leur front brûlant

avecr la manche de leur tablier à rayures .

IX

Je suis un gardeur de troupeaux.

Le troupeau ce sont mes pensées

et mes pensées sont toutes des sensations.

Je pense avec les yeux et avec les oreilles

et avec les mains et avecles pieds

et avec le nez et avec la bouche.


Penser une fleur c’est la voir et la respirer

et manger un fruit c’est en savoir le sens.


C’est pourquoi lorsque par un jour de chaleur

je me sens triste d’en jouir à ce point ,

et couche de tout mon long dans l’herbe,

et ferme mes yeux brûlants,

je sens tout mon corps couché dans la réalité,

je sais la vérité et suis heureux.

XIV

Peu m'importe les rimes.Rarement

il est deux arbres semblables l'un auprès de l'autre .

Je pense et j'écris ainsi que les fleurs ont une couleur

mais avec moins de perfection dans ma façon de m'exprimer

parce qu'il me manque la simplicité divine

d'être en entier l’extérieur de moi-même et rien de plus .


Je regarde et je m'émeus .

Je m'émeus ainsi que l'eau coule lorsque le sol est en pente.

Et ma poésie est naturelle comme le lever du vent .

Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes

d’Alberto Caero avec Poésies d’Alvaro de Campos, Préface

et traduction d’Armand Guibert, Poésie/Gallimard, 2009, p.37-38-39 -57-62