Réédition du billet du 25 octobre 2014
Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s’allie.
Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;
J’ai rêvé dans la grotte où nage la syrène…
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.
Les Chimères, Michel Lévy frères, 1856
Voici ce qu’inspire ce poème à François Cheng :
À côté de Hugo, l'éloquent, Nerval, lui, creuse vers l'intériorité. Dans sa poésie, les faits réels sont intimement reliés aux mythes. Ces derniers ne sont point à prendre comme de simples illustrations, ils constituent la part organique de son univers mental. Leur présence, d’essence universelle, nous transporte dans un règne tout autre, celui du rêve et de l'imagination qui sont, ne l'oublions pas, une dimension vitale de l'esprit humain. Cet esprit est à même d'y connaître une forme de plénitude. C'est pourquoi il suffira à Nerval d'un seul poème—né de tout une vie de quête— pour être rangé parmi les plus grands.
Au premier abord, nous n'avons pas besoin de savoir qui est le Prince d'Aquitaine, qui est cette Étoile disparue, qui est Lusignan ou Biron. Leurs seuls noms nous introduisent dans une autre dimension qui se situe entre la souvenance et le rêve. Du coup, le Pausilippe, la mer d'Italie, le Pampre, la Rose, ces lieux et ces plantes rayonnent eux aussi d’une aura non éphémère mais pérenne.D’image en image, une mélodie envoûtante, irrépressible se fait entendre. La lyre d'Orphée établit un invisible pont entre l’ici et l'au-delà. La passion humaine vibre d'une résonance mythique.
(pages 131-132 de Une longue route pour m’unir au chant français -2022 (Albin Michel))
Écoutez Alain Cuny
Écoutez Jean Vilar