Georges Perros -Pour ainsi dire (édition finitude 2004 tirage épuisé): début pages 9 à 19
J’écris comme je me mouche. Ce n’est pas écrire. Ça fait de l’accumulation, et ne devrait pas être publié. C’est pas un livre. Ça pourrait être retrouvé, à la rigueur, quand je serai claqué. Dans une valise, y’aurait ces choses-là et quelqu’un dirait: «Tiens, on va regarder ce qu’il y a là-dedans.» Ce serait posthume. On publierait un petit bouquin. C’est de cet ordre-là. Cela dit, j’ai eu le virus très tôt. Mais je suis presque guéri. Parce qu’écrire, c’est une maladie, c’est une maladie qui donne des illusions. Si on est un grand artiste, on y passe sa vie, on se jette dedans.
C’est Proust... enfin, tous les grands mecs. Autrement, moi je trempe mon pied dans la flotte. Je regarde si l’eau est chaude ou froide. Mais ce sont peut-être les gouttes qui restent. Je sèche assez lentement, et, le temps de sécher, des gouttes tombent : c’est à peu près l’équivalent des notes. Ça n’a pas de tenue littéraire, au bon sens, pas de forme, mais peut me rendre très sympathique aux autres. C’est tout à fait différent. Qu’il y ait des types qui écrivent comme moi et qu’on publie, est toujours très amusant, parce qu’on dit: «Voilà un gars qui fait du brut...» Mais moi, je ne veux pas faire de brut. C’est pas du brut, c’est du laissé. C’est amusant à lire, je n’en doute pas, quelque chose entre le journal et l’almanach Vermot. Ça fait rentrer dans une chambre privée, c’est quelque chose que les autres ne disent pas, mais s’ils ne le disent pas, c’est qu’ils le disent autrement. Et qu’ils le disent mieux. Là, je suis mon propre personnage. Je ne distribue pas le peu de pensée que j’ai à des personnages parce qu’il n’y en a pas assez. Donc, je garde tout et je me le tape sans arrêt. Ce qui fait que je pense être un type sympathique. On peut dire que je suis un mec sympa. Mais, aucun rapport avec la littérature. Non, je sais très bien ce que je fais et si j’écrivais une histoire de la littérature, je me garderais peut-être deux lignes qui seraient bonnes.
Notes
Écoutez
J’ai pris des notes pour écrire un livre.
J’ai vécu pour être un homme.
Essayages. Qui continent.
Je suis parvenu à changer ma «nature». A n’en plus avoir. C’est ce que je voulais. Car avoir des idées, se prévoir, n’est rien. Mais se sentir devenir peu à peu, à coups de malheur, etc., celui-là même qu’on n’aurait jamais cru pouvoir être, me paraît le seul état euphorique possible. Nous concernant vraiment. Il est trop facile de dire qu’on ne peut écrire pour soi. Il faut voir ceux qui le disent, tout heureux d’avoir trouvé cette évidence pour reposer leur malhonnêteté. ( D’ailleurs, qu’est-ce que soi ? )
Il faut vivre comme notre plus haute et plus impossible exigence nous commande de vivre. Mais cette exigence ne dépasse-t-elle pas, et de beaucoup, tout ce que le hasard, tout ce que la vie nous offre. L’amour et l’art sont sans doute les deux pôles de ce monde absurde dans lequel s’enferme pour y mieux respirer l’insatisfait, l’affamé de ce monde. Faire la guerre, c’est jouer avec le feu. C’est trop facile.
Oui, oui, je sais, je suis exténuant. Mais tellement plus pour moi que pour les autres…
La vie acceptée nous endort.
« Être souvent seul, méditer sur soi-même, et faire de soi tout son univers, cela peut être la source de grandes joies, mais c’est aussi travailler à une sorte de philosophie qui justifie et permet le suicide. Aussi est-il bon d’avoir un ami ou une amie qui vous attache au monde et vous retienne de sombrer tout à fait. » Lichtenberg.
Faire sortir le comique effrayant de ce : « est-il bon ».
On met du temps pour comprendre que juger un individu, une œuvre, etc., c’est se vanter soi-même, c’est se donner du poids.
Variation sur Léautaud.
Dire ce qu’on pense, surtout si ce qu’on pense ne dépasse pas l’effet de la conversation, et s’y tenir, en dépit de tous les honneurs, est assez rare pour que les hommes de cette race, de ce pays imaginaire, intriguent et plaisent. Comme plaît Alceste. Or ils font ce qui est faisable par tous. D’où l’admiration qu’on leur voue est comme une injure qu’on se fait.
On aurait tort d’exagérer l’importance de Léautaud. Esprit mineur exceptionnellement doué, à la séduction incontestable, rien ne le désigne pour les grands emplois. Sa position, son génie même, empêchent tout lyrisme. Et il serait ridicule de regretter qu’il ne fût pas tout autre. Spectateur désintéressé à la morale intraitable sous des airs légers, romantique refoulé, Léautaud est un bourgeois, un ingénu libertin, qui dit très exactement ceque pensent obscurément tous les honnêtes gens de ce monde. Incapable de saisir l’authenticité des valeurs qui s’en réfèrent plus au destin qu’à l’anecdote, il découvre la paille de tout individu, de toute chose, jugeant sur ce qu’il voit, uniquement. Et il voit bien, et loin. Mais les hommes sont-ils strictement ce qu’on retire d’eux quand on les voit ?
Écoutez
Dans ce monde grouillant, dont nous ressentons physiquement la désormais solennelle finitude, comment ne pas, ne serait-ce que pour de temps en temps faire à notre tour le plein d’une respiration de jour en jour plus difficile, se rassembler dans l’échappement, se fondre au contact imaginaire de cette casseuse de baraque, cette savonneuse éternelle, qui n’en finira jamais de débattre ses cartes tumultueuses, de lancer son jeu de dés lunatiques: la mer. Elle interdit le regard, qu’elle perd, fichant dans le cœur menacé une pique horizontale au long de laquelle c’est tout le corps qui s’étend, fait la planche et invente, sous le ciel cruel, sa petite mort balancée, dandinante.
Douter de soi-même est plus facile, moins orgueilleux, moins mortel — mis à part le suicide qu’on ne voudrait pas mortel — que douter de tout le reste.
Pour tenir, il ne faut rien moins qu’un voyage définitif en Hollande, par exemple. Le dessin, la courbe, la trajectoire de la vie de Descartes est extraordinaire d’évidence, de cruauté, de logique majeure. De tendresse en liberté. Les hommes, comme la plupart des animaux, préfèrent la cage à la jungle. Il n’est pas nécessaire de les dompter. Ils ne demandent pas mieux, uniquement pour pou- voir, une fois enfermés, hurler de détresse, souhaiter la liberté. Il leur faut quatre murs, ne serait-ce que pour se donner le plaisir de les détruire; lentement, « immortellement », afin que la mort puisse les prendre en plein travail de démolition. Les hommes ne craignent rien tant que la liberté qui les annule, se passe d’eux, et de leur intelligence comme de leur bêtise.
Le destin, c’est l’envie d’être. La gourmandise, le trop. L’homme est appâté, comme le poisson. La mort n’a rien à voir avec cette mort prématurée, qu’on aurait pu éviter si... moins gourmands, moins avides. Ce qui rend la folie supportable — pour les visiteurs — c’est que nous allons tous mourir un jour.
J’entre dans un café. Je demande un sandwich. Puis une carafe de vin. La patronne me regarde: «Il boit, ce petit». Bon. Elle apporte, après confirmation — je le jure — ladite carafe. J’ai acheté le journal. Je lis. Un chat vient me frotter les mollets, qui se mettent à ronronner. Je me laisse vaguement aller, je pense que je ne pourrai plus sortir de ce café. Je me sens engourdi, la carafe est lampée, mais je peux encore écrire — la preuve. Écrire, oui, mais me lever, payer, sortir, difficile. Il est probable que je vais un peu osciller. Or j’habite ce bled. Je reviendrai dans ce café, seul tabac du coin. J’aurai droit à un regard gros comme une carafe. J’irai peut-être jusqu’à ne plus vouloir y retourner. Je ferai cinq kilomètres pour aller chercher du tabac. Être libre, ce serait donc être aveugle, sourd et muet. Ou plutôt agir et vivre comme si on l’était. Avouez, avouez que c’est difficile.
Oui, c’est vrai, on peut avoir vu mourir sa mère le matin, et penser à autre chose le soir du même jour.
Qu’est-ce que cela prouve?
Un moraliste irait de sa noire conception.
Mais vivre, c’est oublier qu’on a vécu. Nous faisons de la littérature dès que nous osons graver quelque sensation plus aiguë que les autres. Nous ne savons rien. Nous enregistrons tant bien que mal, plutôt mal, on ne sait quelle perpétuité qu’aucun visage connu n’abolit. Il n’y a pas à être profond, ou sceptique, ou désespéré. C’est du luxe. Qui nous retire toute possibilité d’approcher l’hor-reur d’être. Horreur qui provoque les lois. La société.
Ce qui m’étonne le plus dans les lieux que j’aime, c’est qu’ils soient toujours là quand j’y retourne. Je pourrais étendre la chose aux rapports que j’ai avec les hommes — et les femmes. La continuité est surprenante, comment s’y faire ? Est-il nécessaire de s’y faire ?
Le génie ne veut rien dire, c’est dommage. Peut- être a-t-on eu tort de le rendre «génial», ce qui me paraît faux. Pire, littéraire. Or je l’ai déjà dit, mais on peut se répéter quand on est seul à se lire, tout le monde a du génie. Mais personne n’y tient beaucoup. La vie permet le confort, c’est ce que je lui reproche, et pourquoi y résister? Certains hommes nous rappellent à l’ordre, ou au désordre, et nous préférons toujours nous attacher à leur « technique », à leur « nombre », à leur virgule, plutôt qu’à leur âme qui rendit ce génie nécessaire. Sans du tout les empêcher de vivre comme tout le monde.
Il n’y a que la vérité qui soit consolante, encourageante. Quand un bébé arrive au monde bossu, qu’il louche, qu’il lui manque un doigt, comment va-t-on s’y prendre? Il louche, soit, ce n’est pas drôle, mais est-ce pessimiste de le constater? Et sec de ne pas en pleurer ? Il lui faudra du courage, voilà tout. Le même, exactement, que celui qu’il aurait dû avoir s’il n’avait pas louché.
Si je me mariais, j’oublierais que j’ai une femme le lendemain des noces. Il vaut peut-être mieux que je reste seul.
Écoutez
Aujourd’hui on s’exténue à nous prouver, documents à l’appui, que nos grands hommes étaient à peu près tous des crapules. Que le grand homme est un mythe. Soit.
On sait que l’homme n’est nullement admirable. On ne le sait que trop par soi-même. Mais moi, je crois ce qu’on me dit. C’est le pire tort qu’on puisse faire aux autres. Ils sont généralement persuadés que vous ne les croyez pas, ce pourquoi ils mentent, et vous en veulent de mentir. Persuadés que ce qu’ils disent, pfft, au vent une heure après. Non. Pas du tout. Et j’ajoute que cette attention, dirai-je passionnée, m’a empêché de devenir misanthrope; vieux mot. J’ai des amis. Je ne m’en cache pas. Et je prends au sérieux leurs différences. Ce que je pense n’a, dans le cas de l’amitié, aucune importance. Ce qui n’empêche nullement la franchise, l’abandon. Au contraire. L’importance est dépassée par le fait très simple et miraculeux qui réunit deux individus autour d’une table, et qui vont se payer une partie de sincérité. La seule manière d’être sincère, c’est de l’être à fond, avec tout le monde. Le mal vient de ce que nous avons plusieurs sincérités, une gamme infiniment variée de notes vraies, qui sonnent juste. L’hypocrisie n’est pas autre chose que cette disponibilité que nous nous octroyons.