Mémoire I
Et la mer n’est plus
Et moi, aux mains, rien qu’un roseau :
La nuit était déserte, la lune en son décroît
Et la terre embaumait la dernière pluie.
Je murmurai: la mémoire fait mal, où qu’on la touche;
À peine un peu de ciel, et plus de mer du tout;
Ce qu’on tue pendant le jour, on le vide par charretées derrière la colline.
Mes doigts distraitement jouaient avec cette flûte,
J’avais souhaité bonsoir à un vieux berger: il me l’offrit.
Les autres ont supprimé toute forme de salut ;
Ils s’éveillent, se rasent, entament leur journée de tuerie
Comme on taille ou comme on opère, avec méthode et sans passions ;
La douleur, aussi morte que Patrocle et personne n’est dupe.
Je pensai jouer un air, mais j’eus honte de l’autre monde,
Celui qui me voit au-delà de la nuit, au coeur de ma lumière,
Tramé de corps vivants, de coeurs ouverts,
Et l’amour, qui appartient aux Furies autant
Qu’à l’homme, à la pierre, à l’eau, et à l’herbe
Et à la bête qui dévisage la mort venant la saisir.
J’avançai ainsi sur le sentier obscur.
Je retournai dans mon jardin, j’enfouis le roseau
Et de nouveau murmurai : un jour, à l’aube
La résurrection viendra ;
La rosée de ce matin scintillera, comme les arbres brillent au printemps.
Et à nouveau la mer … Aphrodite une nouvelle fois jaillira de la vague ;
Nous sommes cette graine qui périt. Et je regagnai ma maison vide.
Georges Séféris in Journal de bord IIIau monde de Chypre, Mémoire et amour; Mercure de France
Traduction de Jacques Lacarrière et Yves Mavraki
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« La poésie n’est que l’expression pure de la voix humaine. Pour elle, il n’existe pas de grandes et petites nations. Son domaine est dans le coeur de tous les hommes de la terre. Quand sur le chemin de Thèbes, Oedipe rencontra le Sphinx qui lui posa son énigme, sa réponse fut: l’homme. Ce simple mot détruisit le monstre. Nous avons beaucoup de monstres à détruire. Pensons à la réponse d’Oedipe. »
Georges Séféris