Écoutez Julien Bertheau
Stratis le marin parmi les agapanthes
Il n'y a pas d’asphodèles, de violettes ni de jacinthes.
Comment parler avec les morts?
Les morts ne connaissent que le langage des fleurs.
C’est pourquoi ils se taisent ;
Ils voyagent et se taisent; endurent et se taisent
« Chez le peuple des songes, chez le peuple des songes » *
- (Odyssée,XXIV,12)
Si je me mets à chanter, je vais crier
Et si je crie —
Les agapanthes réclament le silence,
Dressant une petite main bleue de bébé d'Arabie
Ou bien les empreintes d’une oie, dans l’espace .
Cette tâche est ardue, les vivants ne me suffisent pas ,
D’abord parce qu'ils ne parlent pas, ensuite
J'ai besoin de questionner les morts
Pour pouvoir avancer plus loin.
Sans quoi, rien n'est possible, et dès que le sommeil me gagne
Les compagnons coupent les liens d’argent,
et l'outre des vents se dégonfle .
Je l’emplis, elle se vide, je l'emplis, elle se vide.
Je me réveille
Comme le poisson rouge nageant
Dans les sillons de la foudre
Et le vent, le déluge et les corps humains
Et les agapanthes fichés dans la terre assoiffée
Comme les flèches du destin,
Secoués de spasmes et de sursauts ,
Comme entassés dans une charrette très ancienne,
Cahotant sur des voies défoncées, sur des pavés usés,
Les agapanthes, asphodèles des nègres :
Comment apprendre cette religion- là ?
La première chose que Dieu créa, ce fut l'amour
Puis vint le sang
Et la soif du sang
Que pimente
Le sperme du corps, comme le sel.
La première chose que Dieu créa fut le long voyage.
Et cette maison qui attend
Avec sa fumée bleue
Et son chien vieilli
Guettant le retour pour mourir.
Il faut que les morts me conseillent.
Ce sont les agapanthes qui les retiennent, silencieux
Comme les gouffres de la mer ou comme de l'eau dans un verre.
Et les compagnons restent dans le palais de Circé.
Cher Elpénor ! Pauvre et stupide Elpénor !
Ou bien ne les vois-tu pas ?
Ils appellent « Au secours »
Sur la crête noire de Psara.
Journal de bord II
Transvaal, 11 janvier 1942
Je me dis parfois que tout ce que j'écris ici n'est rien d'autre que ces dessins que se font tatouer sur la peau les prisonniers ou les marins.
G.S.
Traduction de Jacques Lacarrière et Yves Mavraki