Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Georges Séféris Rencontre avec Georges Séféris : Stratis le marin parmi les agapanthes

Écoutez Julien Bertheau

Stratis le marin parmi les agapanthes

Il n'y a pas d’asphodèles, de violettes ni de jacinthes.

Comment parler avec les morts?

Les morts ne connaissent que le langage des fleurs.

C’est pourquoi ils se taisent ;

Ils voyagent et se taisent; endurent et se taisent

« Chez le peuple des songes, chez le peuple des songes » *

  • (Odyssée,XXIV,12)

Si je me mets à chanter, je vais crier

Et si je crie —

Les agapanthes réclament le silence,

Dressant une petite main bleue de bébé d'Arabie

Ou bien les empreintes d’une oie, dans l’espace .


Cette tâche est ardue, les vivants ne me suffisent pas ,

D’abord parce qu'ils ne parlent pas, ensuite

J'ai besoin de questionner les morts

Pour pouvoir avancer plus loin.

Sans quoi, rien n'est possible, et dès que le sommeil me gagne

Les compagnons coupent les liens d’argent,

et l'outre des vents se dégonfle .

Je l’emplis, elle se vide, je l'emplis, elle se vide.

Je me réveille

Comme le poisson rouge nageant

Dans les sillons de la foudre

Et le vent, le déluge et les corps humains

Et les agapanthes fichés dans la terre assoiffée

Comme les flèches du destin,

Secoués de spasmes et de sursauts ,

Comme entassés dans une charrette très ancienne,

Cahotant sur des voies défoncées, sur des pavés usés,

Les agapanthes, asphodèles des nègres :

Comment apprendre cette religion- là ?


La première chose que Dieu créa, ce fut l'amour

Puis vint le sang

Et la soif du sang

Que pimente

Le sperme du corps, comme le sel.

La première chose que Dieu créa fut le long voyage.

Et cette maison qui attend

Avec sa fumée bleue

Et son chien vieilli

Guettant le retour pour mourir.

Il faut que les morts me conseillent.

Ce sont les agapanthes qui les retiennent, silencieux

Comme les gouffres de la mer ou comme de l'eau dans un verre.

Et les compagnons restent dans le palais de Circé.

Cher Elpénor ! Pauvre et stupide Elpénor !

Ou bien ne les vois-tu pas ?

Ils appellent « Au secours »

Sur la crête noire de Psara.

Journal de bord II

Transvaal, 11 janvier 1942

Je me dis parfois que tout ce que j'écris ici n'est rien d'autre que ces dessins que se font tatouer sur la peau les prisonniers ou les marins.

G.S.

Traduction de Jacques Lacarrière et Yves Mavraki