Aventure d’un saumon et d’un esturgeon
Me promenant vers un carré d'eau qui est au-dessus d'une cascade, j'aperçus un saumon et un esturgeon s'approchant du bord, comme s'ils eussent voulu me parler. Cela me surprit tout à fait; car je ne croyais pas que la rivière d'Anqueuil entretînt commerce avec l’Océan. Je demandai donc à ces animaux pour quel sujet et par quel motif ils avaient quitte leur patrie. L'esturgeon me répondit par un truchement:
« Cela vous semble nouveau
Que des poissons, qui nagent en grand'eau,
S'en aillent si loin se faire
Une prison volontaire,
Et renoncent pour elle à leur pays natal,
Quand la prison serait un palais de cristal.
En effet, il n'est personne
Qui d'abord ne s’en étonne ;
Car ce n'est pas la faim qui nous a fait sortir
Du lieu de notre naissance,
Sans nous vanter, et sans mentir
Nous y trouvions en abondance
De quoi soûler nos appétits:
Si les gros nous mangeaient, nous mangions les petits,
Ainsi que l'on fait en France
Et pour ne pas tenir votre esprit en balance,
Je vais vous dire la raison
Qui nous a fait choisir cette aimable prison
Qu'avec moi ce saumon habite.
Un jour, nous promenant sur le dos d'Amphitrite
Nous aperçûmes deux marchands
A qui le fier Borée, auteur de maint orage,
Avait fait faire au milieu de nos champs
Un cruel et piteux naufrage.
Tout en nageant, ils imploraient le dieu
De l'humide et vaste lieu,
Le priant d’être sensible
Au sort qu'ils allaient courir,
Et faisaient tout leur possible
Afin de ne pas mourir.
Le dieu les poussa sur l'heure
Vers un rocher dont il fait sa demeure;
Et là d'abord il leur dit:
«Pauvres humains qui vous fiez à l’onde,
»Que cherchez-vous en notre monde ?»
Un des marchands répondit:
« Monarque de l'eau salée,
»Dans une région de ces flots reculée
»Est un lieu nommé Vaux, gloire de l'Univers.
» Son nom vole déjà dans cent climats divers:
» Oronte y fait bâtir un palais magnifique,
»Où règne l'ordre ionique
»Avec beaucoup d’agrément.
»On a placé justement
»Vis-à-vis du bâtiment
»Deux grottes, dont la structure
»Est de telle architecture
»Qu'elle plaît sans ornement.
»Nous cherchions toutefois sur l'humide élément
»Les conques les plus exquises,
»Et du corail de toutes guises:
»Mais les vents, ennemis du plaisir de nos yeux,
»Par des complots odieux
»Ont traversé nos voyages:
»Dites-leur qu'ils soient plus sages,
»Et respectent désormais
»Oronte et tous ses palais.»
Téthys de ce récit sembla toute ravie;
Et, la harangue finie,
Nous fûmes envoyés par le maître des vents
Pour offrir de sa part, en termes obligeants,
Au possesseur de Vaux, Oronte son intime,
Ce que dans ses pays on voit de raretés,
Ambre, nacre, corail, marbre, diversités,
Enfin tous les trésors de la cour maritime.
Après cent périls évités,
Nageant de mer en fleuve, et de fleuve en rivière,
Non loin d'ici, d'une adroite manière,
Par des pécheurs nous fûmes arrêtés,
Et par bonheur chez Oronte portés.
Là je lui fis ma petite harangue,
Petite certainement,
Car c’était en notre langue
Laconique extrêmement.
On l'apprend fort aisément:
Venez nous voir seulement
Au fond du moite élément,
Vous saurez, comme nous, parler en un moment.
Pour achever notre histoire,
Monsieur Courtois, si j'ai bonne mémoire,
Avec mon compagnon m'a logé dans ces lieux;
Quant à moi, j'ai bonne envie
De n'en bouger de ma vie:
On y voit souvent les yeux
De l'adorable Sylvie.»