Vers libres
Je porte au front votre belle semblance
De qui mon corps, nuit et jour, fait grand fête,
Car j’ai tant miré votre doux visage
Qu’il en reste en moi, gravée, une empreinte
Que même la mort ne peut effacer :
Quand je serai tout entier hors du siècle,
Ceux qui mon corps porteront au sépulcre
Verront votre signe inscrit sur ma face.
Comme un enfant contemplant un retable ,
Reste à fixer les couleurs des images
Dont rien ne peut tant l’or qui l’environne
Lui donne joie distraire son coeur pur,
Ainsi captif, devant l’amoureux cercle
De votre corps que tant de charmes ornent,
Je le contemple et, plus que Dieu, l’admire,
Tant suis joyeux d’amour qui me pénètre
Ainsi me prend et m’enchaîne en sa chartre
Amour ardent, comme si dans un coffre,
Tenu sous clef, tout mon corps fût enclos,
Sans avoir lieu pour remuer les membres.
Car cet amour qui pour vous s’affermit,
Belle, pour tant qu’il me donne d’angoisse,
Point ne vous quitte, et, comme tour, s’érige
Dans votre amour seul, ô colombe blanche!
Belle sans rivale et Présence noble,
Dieu fit votre corps plus beau que tous les corps,
Riant et doux, éclairant comme gemme ,
Fait d’un amour plus pénétrant qu’étoile.
Quand je vous vois, parmi les autres femmes,
Vous me semblez, comme fait l’escarboucle
Qui en vertus passe les pierres fines,
Les surpasser, comme autour vainc l’esmirre (1).
De toutes parts, mon amour est viril,
Tel que nul homme, en son coeur, ne vous l’offre.
Si fort amour, d’un dard m’ouvrant le coeur,
Que fut jamais en nul homme en nulle âme.
Mais, plus troublé que ne fut Aristote
D’amour qui ard et défait tous mes sens,
Comme un bon clerc, que sa cellule hante,
Je reste à vous comme le doigt à l’ongle.
O Corps d’honneur, sans péché ni mensonge,
Ayez pitié de moi, Dame si belle,
Et ne souffrez qu’un tel amant périsse.
Plus ferme amour ne vous fia nul homme.
Je vous supplie : vous êtes le bel arbre
De tous les fruits, où Valeur vient prendre ombre.
Retenez-moi dans votre bonne chambre,
Vôtre serai tant que vis et vivrai.
Envoi :
Riche joyau, vous l’emportez sur toutes
Femmes couchées au registre du monde.
En vous, toujours, naît et reprend naissance
Beauté, vertu, plus qu’en Penthésilée (2).
(1) crochet rivé par une petite tige dans une bague pouvant tourner librement
(2) Penthésilée est la Reine des Amazones
Traduit du catalan par René Nelli , in Cinq poèmes d’amour de Jordi de Sant Jordi, Institut d’Études Occitanes, Toulouse, 1945
Cité in Anthologie de l'Amour sublime (Benjamin Péret, Ed. Albin Michel, 1988) - p. 102-103 ; un article intéressant de Helena Badell Giralt et Maiol Gispert Garetta intitulé "Benjamin Péret - Jordi de Sant Jordi : une rencontre marginale" peut être consulté :ICI-Benjamin Péret - Jordi de Sant Jordi : une rencontre marginale
Voilà un extrait de cet article :
"Il est curieux, émouvant même, de suivre les diverses lectures de Jordi depuis la distance temporelle et spatiale. D’abord « poète courtisan » pour les philologues, « continuateur des troubadours » et représentant des rêves politiques de Nelli, Jordi de Sant Jordi devient aussi, à travers les yeux et la voix de Péret, un poète de l’amour sublime.
On a vu comment Jordi a eu, bien sûr, une certaine influence, aussi bien sur Nelli que sur Péret. Mais cela ne serait pas possible sans une confluence de leur pensée. C’est ainsi que le rapprochement de Péret et Jordi paraît plutôt guidé par le sentiment de reconnaissance. Péret fait, grâce au généreux médiateur qu’était R. Nelli, la trouvaille d’un poète lointain chez qui il peut lire son « amour sublime ». C’est pourquoi on peut voir cette rencontre comme une rencontre surréaliste. Jordi était là pour que Péret le « trouve »."
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Adaptation de Vers libres par Henri Gougaud (chantée sous le nom de "Cercle D'amour")
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Écoutez Henri Gougaud
Dame suis vôtre et le serai
Vôtre fus depuis bien longtemps
Vous fûtes ma première joie
Serez ma joie jusqu'à la fin
Tant que la vie me durera
Je porte au front votre belle semblance
De qui mon corps nuit et jour s'est nourri
Je vois l'amour à votre ressemblance
Au fond de moi votre signe est inscrit
Qu'en moi la mort jamais ne vous efface
Quand je serai tout entier souterrain
Ceux qui mon corps porteront, sur ma face
Verront mes traits de votre signe empreints
Comme un enfant contemplant un retable
Reste à fixer l'image de l'azur
Puisant la joie dans l'or inaltérable
Fortifiant son âme au souffle pur
Ainsi captif au cercle où je soupire
Tant votre corps est de charmes ornés
Plus fort que Dieu dame je vous admire
Tant je me sens d'amour illuminé
Présence noble et belle sans rivale
Dieu fit ton corps plus beau que tous les corps
Pétri d'amour plus pénétrant qu'étoile
Riant et doux éclairant comme l'or
Mais plus troublé que ne fut Aristote
D'amour qui brûle et tous mes sens rudoie
Je suis le clerc que sa cellule hante
Je reste à vous comme l'ongle est au doigt
Corps honoré que nul péché n'effleure
Dame si belle ayez pitié de moi
Ne souffrez pas qu'un tel amant se meure
Jamais nul homme autant ne vous aima
Je vous supplie vous êtes l'arbre tendre
De tous les fruits où Valeur s'adombra
Retenez-moi dans votre bonne chambre
Vôtre serai tant que mon cœur battra
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Pour le plaisir , voici la version originelle de VERS LIBRES en catalan selon l'édition d'A .Fratta , la dernière publiée :
Estramps
Jus lo front port vostra bella semblança,
de què mon cors nit e jorn fa gran festa,
que, remiran la molt bella figura,
de vostre ffaç m’és romassa l’empremta,
que ja per mort no se’n partrà la forma;
ans, quant seray del tot fores d’est segle,
çels qui lo cors portaran al sepulcre
sobre me faç veuran lo vostre signe.
Sí com l’infants quant mira lo retaula
e, contemplant la pintur·ab himatges
ab son net cor, no lo’n poden gens partre,
tant ha plasser de l’aur qui ll’environa;
atressí·m pren devan l’amorós sercle
de vostre cors, que de tants béns s’anrama,
que, mentre·l vey, mas que Déu lo contemple,
tant hay de joy per amor qui·m penetre.
Axí·m té pres e liatz en son carçre
amors ardents, com si stés en hun coffre,
tancat jus claus, e tot mon cors fos dintre,
on no pusqués mover per null encounter;
car tant és grans l’amor que us ay e ferme,
que lo meu cor no·s part punt per angoxa,
bella, de vós, ans està-y ferm com torres
e sol amar a vós, blanxa colomba.
Bella sens par ab la pressensa noble,
vostre bel cors bell fech Déu sobre totas;
gays e donós lluu pus que fina pedre,
amorós, bels, plus penetrans que stel·la;
d’on, quant vos vey ab les autres en flota,
les jusmetetz, sí com fay lo carvoncles,
que de virtuts les finas pedres passa:
vós etz sus ley com l’estors sus l’esmirle.
L’amor que us hay en totes les parts m’ascle,
quan non amech pus coralment nuls hòmens;
tan fort·amor com sesta que·l cor m’obre
no fonch jamays en nul cors d’om ne arme:
mas suy torbats que no fonch Aristòtills
d’amor qui m’art et mos sinch senys desferme;
co·l monjos bos que no·s part de la setla,
no·s part mon cors da vós tant com dits d’ungle.
Ho cors donós, net de frau e delicte,
prenets de me pietats, bela dona,
e no suffrats quez aman-vos peresca,
pus qu’eu vos am may que nulls homs afferme;
per què us suppley a vós, qu·etz le bells arbres
de tots bos fruyts, hon valor grans pren s·ombre,
que·m retenyats en vostra valent cambre,
pus vostre suy e seray tant com visque.
Tornada
Mos richs balays, cert vós portats le timbre
sus quantes són e·l mundenal registre,
car tots jorns nays en vós, cors, e revida
bondats, virtuts mas qu·en Pantasilea.