Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Joseph Brodsky(1940-1996) Rencontre avec Joseph Brodsky : Passent les nuages

  Passent les nuages

  Entends-tu, entends-tu, dans les taillis le chant des enfants,

ces voix qui s’élèvent au-dessus des arbres d’argent

se perdent dans la nuit prochaine, se taisent lentement

et se confondent avec le ciel qu’efface la nuit.


  Les fils brillants de la pluie s’entrelacent aux arbres

et bruissent en silence dans l’herbe blanche,

entends-tu leurs voix, as-tu vu leurs cheveux

                                       aux peignes rouges

et leurs paumes ouvertes, tendues vers le feuillage humide ?

« Passent les nuages, les nuages passent et meurent. »

Ainsi chantent les enfants et les branches noires murmurent,

les voix volent effarouchées, entre les fûts

obscurs vers la nuit prochaine, sans retour.


  Les feuilles humides volent vers le vent, jaillissent

des buissons, s’enfuient, comme un appel venu de l’automne

     lointain.

« Passent les nuages… » chantent les enfants de la nuit.

De l’herbe aux sommets le monde n’est plus

que battement, tremblement de la voix.

Quand passent les nuages, passe et s’envole la vie.

Nous portons en nous notre mort, nuages

gonflés de voix et d’amour entre les branches noires.

« Passent les nuages… » les enfants chantent le monde.


  Entends-tu, entends-tu, dans les taillis le chant des enfants ?

Les fils brillants de la pluie s’entrelacent, voix sonores,

voix éphémères près des mondes étroits où les ténèbres

nouvelles envahissent les cœurs moribonds.


  Passent les nuages au-dessus des taillis, passent les nuages.

Quelque part l’eau fuit, il suffit de chanter et de pleurer

                              le long des clôtures de l’automne,

de regarder toujours plus haut, de sangloter sans fin,

                              d’être un enfant de la nuit,

de regarder toujours plus haut, de chanter et de pleurer,

                              d’ignorer les larmes,


  Quelque part l’eau fuit le long des clôtures de l’automne,

                              et des arbres obscurs,

cri dans les ténèbres nouvelles, il suffit de chanter et de pleurer

                              de replier son feuillage.

Au-dessus de nous, une ombre passe et meurt,

il suffit de chanter et de pleurer, il suffit de

                                                                              vivre


  Traduit du russe par Jean-Jacques Marie

In, Joseph Brodsky : « Collines et autres poèmes »

Editions du seuil, 1966