Le cheval noir
Le grand ciel noir était plus pâle que ces jambes
Avec l’obscurité il ne pouvait se fondre
C’était le soir où près de notre feu
Un cheval noir apparut à nos yeux
Je n’ai pas souvenir de noir plus sombre
Plus noires que charbon étaient ses jambes
Il était noir comme la nuit, comme le vide
Il était noir de la crinière au fouet
Mais c’est d’un autre noir, déjà qu’était
son dos qui ignorait la selle.
Il restait sans bouger. Endormi semblait-il.
Et la noirceur de ses sabots était terrible.
Il était noir, inaccessible à l’ombre.
Si noir, qu’il ne pouvait être plus sombre.
Aussi noir que l’est la nuit noire à minuit
Aussi noir que l’est le dedans d’une aiguille
Aussi noir que sont les futaies les plus hautes
Comme dans la poitrine l’espace entre les côtes
Comme le trou sous terre où se cache le grain
A l’intérieur de nous c’est noir, je le crois bien.
Et pourtant oui, il devenait plus sombre!
Il n’était que minuit à notre montre
Il était là, sans s’avancer d’un pas
Sous son ventre régnaient des ténèbres insondables
Son dos déjà disparaissait.
Plus rien de clair ne restait.
Ses yeux luisaient en blanc comme une chiquenaude,
Sa prunelle en était plus effrayante encore.
Il était comme un négatif
Pourquoi avait-il donc, suspendant son pas vif
décidé de rester parmi nous si longtemps ?
Sans s'éloigner de notre feu de camp ?
Pourquoi respirait-il cet air si noir,
Faisant craquer les branches sous son poids?
Pourquoi ce rayon noir qu’il faisait ruisseler?
Parmi nous tous, il se cherchait un cavalier.
Joseph Brodsky / Poèmes 1961-1987Gallimard-Du monde entier(1987) -traduit du russe par Véronique Schilz -Collines- pages 17-18