Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Jules Laforgue Rencontre avec Jules Laforgue : Noire bise , averse glapissante

Écoutez Henry Rubelli

Noire bise, averse glapissante,

Et fleuve noir, et maisons closes,

Et quartiers sinistres comme des Morgues,

Et l'Attardé qui à la remorque traîne

Toute la misère du cœur et des choses,

Et la souillure des innocentes qui traînent,

Et crie à l'averse. « Oh, arrose, arrose

« Mon cœur si brûlant, ma chair si intéressante!»

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Oh, elle, mon cœur et ma chair, que fait-elle ?.

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Oh ! si elle est dehors par ce vilain temps,

De quelles histoires trop humaines rentre-t-elle ?

Et si elle est dedans,

À ne pas pouvoir dormir par ce grand vent,

Pense-t-elle au Bonheur,

Au bonheur à tout prix

Disant: tout plutôt que mon cœur reste ainsi incompris ?

Soigne-toi, soigne-toi! pauvre cœur aux abois.

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(Langueurs, débilité, palpitations, larmes,

Oh, cette misère de vouloir être notre femme !)

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Ô pays, ô famille !

Et l’âme toute tournée

D'héroïques destinées

Au delà des saintes vieilles filles,

Et pour cette année !

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Nuit noire, maisons closes, grand vent,

Oh, dans un couvent, dans un couvent !

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Un couvent dans ma ville natale

Douce de vingt-mille âmes à peine,

Entre le lycée et la préfecture

Et vis-à-vis la cathédrale,

Avec ces anonymes en robes grises,

Dans la prière, le ménage, les travaux de couture;

Et que cela suffise...

Et méprise sans envie

Tout ce qui n'est pas cette vie de Vestale

Provinciale,

Et marche à jamais glacée,

Les yeux baissés.

Oh ! je ne puis voir ta petite scène fatale à vif,

Et ton pauvre air dans ce huis-clos,

Et tes tristes petits gestes instinctifs,

Et peut-être incapable de sanglots !

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Oh ! ce ne fut pas et ce ne peut être,

Oh ! tu n'es pas comme les autres,

Crispées aux rideaux de leur fenêtre

Devant le soleil couchant qui dans son sang se vautre!

Oh ! tu n'as pas l'âge,

Oh, dis, tu n'auras jamais l'âge,

Oh, tu me promets de rester sage comme une image?...

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La nuit est à jamais noire,

Le vent est grandement triste,

Tout dit la vieille histoire

Qu'il faut être deux au coin du feu,

Tout bâcle un hymne fataliste,

Mais toi, il ne faut pas que tu t'abandonnes,

À ces vilains jeux !...

À ces grandes pitiés du mois de novembre !

Reste dans ta petite chambre,

Passe, à jamais glacée,

Tes beaux yeux irréconciliablement baissés.

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Oh, qu'elle est là-bas, que la nuit est noire !

Que la vie est une étourdissante foire !

Que toutes sont créature, et que tout est routine !

Oh, que nous mourrons !

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Eh bien, pour aimer ce qu'il y a d'histoires

Derrière ces beaux yeux d'orpheline héroïne,

Ô Nature, donne-moi la force et le courage

De me croire en âge,

Ô Nature relève-moi le front !

Puisque, tôt ou tard, nous mourrons....

Jules Laforgue