Saisir
Grands yeux dans ce visage,
Qui vous a placés là?
De quel vaisseau sans mâts
Êtes-vous l’équipage?
Depuis quel abordage
Attendez-vous ainsi
Ouverts toute la nuit?
Feux noirs d’un bastingage
Étonnés mais soumis
A la loi des orages.
Prisonniers des mirages,
Quand sonnera minuit
Baissez un peu les cils
Pour reprendre courage.
Vous avanciez vers lui, femme des grandes plaines,
Nœud sombre du désir, distances au soleil.
Et vos lèvres soudain furent prises de givre
Quand son visage lent s’est approché de vous.
Vous parliez, vous parliez, des mots blafards et nus
S’en venaient jusqu’à lui, mille mots de statue.
Vous fîtes de cet homme une maison de pierre,
Une lisse façade aveugle nuit et jour.
Ne peut-il dans ses murs creuser une fenêtre,
Une porte laissant faire six pas dehors ?
Jules Supervielle-Le forçat innocent (1930)