Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Stéphane Mallarmé Rencontre avec Stéphane Mallarmé : Le Guignon

Écoutez Denis Lavant

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Alvaro Mutis a mis en exergue la troisième strophe de Le Guignon dans son quatrième roman « La dernière escale du tramp steamer » de « Les tribulations de Maqroll le Gabier » (série de sept romans: LA NEIGE DE L’AMIRAL—ILONA VIENT AVEC LA PLUIE — UN BEL MORIR - LA DERNIÉRE ESCALE DU TRAMP STEAMER — ÉCOUTE-MOI AMIRBAR - ABDHUL BASHUR , LE RÊVEUR DE NAVIRES — LE RENDEZ-VOUS DE BERGEN)

Le Guignon

Au-dessus du bétail ahuri des humains

Bondissaient en clartés les sauvages crinières

Des mendieurs d'azur le pied dans nos chemins.

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Un noir vent sur leur marche éployé pour bannières

La flagellait de froid tel jusque dans la chair,

Qu'il y creusait aussi d'irritables ornières.

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Toujours avec l'espoir de rencontrer la mer,

Ils voyageaient sans pain, sans bâtons et sans urnes,

Mordant au citron d'or de l'idéal amer.

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La plupart râla dans les défilés nocturnes,

S'enivrant du bonheur de voir couler son sang,

Ô Mort le seul baiser aux bouches taciturnes !

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Leur défaite, c'est par un ange très puissant

Debout à l'horizon dans le nu de son glaive :

Une pourpre se caille au sein reconnaissant.

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Ils tètent la douleur comme ils tétaient le rêve

Et quand ils vont rythmant des pleurs voluptueux

Le peuple s'agenouille et leur mère se lève.

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Ceux-là sont consolés, sûrs et majestueux ;

Mais traînent à leurs pas cent frères qu'on bafoue,

Dérisoires martyrs de hasards tortueux.

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Le sel pareil des pleurs ronge leur douce joue,

Ils mangent de la cendre avec le même amour,

Mais vulgaire ou bouffon le destin qui les roue.

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Ils pouvaient exciter aussi comme un tambour

La servile pitié des races à voix ternes,

Egaux de Prométhée à qui manque un vautour !

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Non, vils et fréquentant les déserts sans citerne,

Ils courent sous le fouet d'un monarque rageur,

Le Guignon, dont le rire inouï les prosterne.

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Amants, il saute en croupe à trois, le partageur !

Puis le torrent franchi, vous plonge en une mare

Et laisse un bloc boueux du blanc couple nageur.

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Grâce à lui, si l'un souffle à son buccin bizarre,

Des enfants nous tordront en un rire obstiné

Qui, le poing à leur cul, singeront sa fanfare.

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Grâce à lui, si l'une orne à point un sein fané

Par une rose qui nubile le rallume,

De la bave luira sur son bouquet damné.

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Et ce squelette nain, coiffé d'un feutre à plume

Et botté, dont l'aisselle a pour poils vrais des vers,

Est pour eux l'infini de la vaste amertume.

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Vexés ne vont-ils pas provoquer le pervers,

Leur rapière grinçant suit le rayon de lune

Qui neige en sa carcasse et qui passe au travers.

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Désolés sans l'orgueil qui sacre l'infortune,

Et tristes de venger leurs os de coups de bec,

Ils convoitent la haine, au lieu de la rancune.

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Ils sont l'amusement des racleurs de rebec,

Des marmots, des putains et de la vieille engeance

Des loqueteux dansant quand le broc est à sec.

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Les poètes bons pour l'aumône ou la vengeance,

Ne connaissant le mal de ces dieux effacés,

Les disent ennuyeux et sans intelligence.

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" Ils peuvent fuir ayant de chaque exploit assez,

" Comme un vierge cheval écume de tempête

" Plutôt que de partir en galops cuirassés.

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" Nous soûlerons d'encens le vainqueur dans la fête :

" Mais eux, pourquoi n'endosser pas, ces baladins,

" D'écarlate haillon hurlant que l'on s'arrête ! "

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Quand en face tous leur ont craché les dédains,

Nuls et la barbe à mots bas priant le tonnerre,

Ces héros excédés de malaises badins

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Vont ridiculement se pendre au réverbère.