Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Maurice Blanchard (1890-1960) Rencontre avec Maurice Blanchard (1890-1960) : Rivières (1950)

RIVIÈRES (1950)

I

Voici, encore un coup, le torrent du printemps qui emporte les roseaux cassés et les péchés de la tribu . Voici le temps des colères irrémédiables. L'eau se déchire et les lambeaux se reforment un peu plus loin sous le linge frais de la lumière du jour . Rendu à la bestialité première, je marchais dans la forêt à la recherche du fabuleux gibier.

II

On ne voit pas grand-chose, mais on entend très bien, mieux que partout ailleurs et, si les confidences sont en silex, les crimes se glissent en peau de chat dans les entrailles. Quand un cri soudain traverse le feuillage et les mille colonnes nues ou drapées, mes poumons se blottissent sous l'arbre respiratoire et je m'interroge jusqu'au fond de mes os: « Qu'est-ce que c’est? Est-ce un meurtre ? Est-ce une naissance ? » Je ne crains que le ciel et sa chute sur ma tête comme ferait un nuage sans fissure. Je suis de ceux-là mêmes qui craignaient seulement cela.

III

Et puis, voici l'eau creuse, l'eau profonde où les amours blondes deux et fleuries ont sombré dans la mort grandiose en marbre noir. Le saule étend sur l’eau profonde ses griffes de tigre, ses racines déchaussées. Il mourra debout, comme un homme doit mourir, comme un tigre doit mourir, guettant la fleur stérile, le nénuphar immobile qui chante sur l'eau profonde. Il est fort. Il retient dans ses serres la laine décharnée du temps, la cruauté vivaces et sans visage, mon destin.

IV

L'eau du sommeil a la splendeur du lait. L'eau glisse sur mes yeux ouverts. Je suis un galet bien lisse au fond de la rivière, au fond de la rivière de la nuit.

V

Ce matin là, je marchais dans la fraîcheur d'un monde à découvrir, d'un monde sans mystère que j'aurais aimé, à en mourir ! La richesse était là : l’homme nouveau dans la nouvelle étoile. Je suis un raté, mais je vous emmerde. J’ai la couronne et le manteau de pourpre. Je bois l’eau qui éternellement se renouvelle, j'ai la liberté.

VI

Il arrive parfois que le choix et le désir se rejoignent, se concertent et s’accordent. Oh ! Alors !Malheur à l'enfant perdu ! Je descends au fil de l’eau sur les troncs abattus pendant l’hiver, sacrifice que la forêt offre chaque année aux déesses endormies sur l'eau douce et lumineuse. Et l'eau ouvre son chemin dans la plaine, et je m'avance comme un jeune César dans un matin de chocolat recouvert de papier d’argent. La vérité parfois jette son verre d'eau glacée sur un visage qui sommeille.

VII

Il vient une heure dans notre jeunesse où le monde s'agrandit démesurément alors que les yeux n'offrent toujours à la lumière que l'épaisseur d'une larme et c'est là le miracle, le miracle de la fécondité. Voici le delta fertile, le delta des dernières paresses et, au loin, la barre impitoyable de la haute mer, de la mer irréversible.

MAURICE BLANCHARD-RIVIÈRES (1950)-PAGES 174-175-176 DE MAURICE BLANCHARD PAR PIERRE PEUCHMAURD, ÉDITEUR SEGHERS''- POÈTES D'AUJOURD'HUI-MAI 1988