Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Alfred de Musset Rencontre avec Musset : À Juana

Écoutez Serge Kerval

A Juana

O ciel ! je vous revois, madame,

De tous les amours de mon âme

Vous le plus tendre et le premier.

Vous souvient-il de notre histoire ?

Moi, j’en ai gardé la mémoire :

C’était, je crois, l’été dernier.


Ah ! marquise, quand on y pense,

Ce temps qu’en folie on dépense,

Comme il nous échappe et nous fuit !

Sais-tu bien, ma vieille maîtresse,

Qu’à l’hiver, sans qu’il y paraisse,

J’aurai vingt ans, et toi dix-huit ?


Eh bien ! m’amour, sans flatterie,

Si ma rose est un peu pâlie,

Elle a conservé sa beauté.

Enfant ! jamais tête espagnole

Ne fut si belle, ni si folle.

Te souviens-tu de cet été ?


De nos soirs, de notre querelle ?

Tu me donnas, je me rappelle,

Ton collier d’or pour m’apaiser,

Et pendant trois nuits, que je meure,

Je m’éveillai tous les quarts d’heure,

Pour le voir et pour le baiser.


Et ta duègne, ô duègne damnée !

Et la diabolique journée

Où tu pensas faire mourir,

O ma perle d’Andalousie,

Ton vieux mari de jalousie,

Et ton jeune amant de plaisir !


Ah ! prenez-y garde, marquise,

Cet amour-là, quoi qu’on en dise,

Se retrouvera quelque jour.

Quand un coeur vous a contenue,

Juana, la place est devenue

Trop vaste pour un autre amour.


Mais que dis-je ? ainsi va le monde.

Comment lutterais-je avec l’onde

Dont les flots ne reculent pas ?

Ferme tes yeux, tes bras, ton âme ;

Adieu, ma vie, adieu, madame,

Ainsi va le monde ici-bas.


Le temps emporte sur son aile

Et le printemps et l’hirondelle,

Et la vie et les jours perdus ;

Tout s’en va comme la fumée,

L’espérance et la renommée,

Et moi qui vous ai tant aimée,

Et toi qui ne t’en souviens plus !

Alfred de Musset