Je suis parvenu à la conviction que quelles que soient les conneries que l’on puisse faire sur le plan pédagogique, il y a des valeurs qui font le carat, qui résistent. Elles peuvent rester sous terre pendant quarante, cinquante ans. Mais aussitôt qu’on leur donne de l’air, elles sont là. Une chose qui me touche beaucoup dans le monde slave, c’est une forme de piété candide, innocente, assez sonore aussi. Aussitôt qu’avec l’effet Gorbatchev on a réouvert les églises, le chant choral, la dévotion aux icônes et cette folie d’allumer des cierges à tout propos sont revenus. Parce que ce sont de bonnes choses. C’est comme les tranches géologiques. Il y a des reliefs durs qui survivent et des reliefs molassiques qui s’érodent. C’est pourquoi tous ces problèmes d’identité, qu’on chérit et qu’on évoque si souvent maintenant, me paraissent une véritable tarte à la crème. Parce que de deux choses l’une : ou bien on a une identité authentique, auquel cas on ne peut la perdre, ou bien on n’en a pas et ce n’est pas la peine d’utiliser son énergie à défendre ce qu’on n’a jamais eu. Le seul problème réel c’est le problème de l’identité personnelle. C’est-à-dire qu’il y a des jours où on existe et des jours où on n'existe pas. Moi, il y a des jours où je ne fais que pomper de l’air et rendre de l’oxyde de carbone. Où je n’existe absolument pas. Et il y a des jours où j’ai de brefs moments de présence aux choses, où la vie m’amuse. Michaux a très bien exprimé ceci dans « Ecuador » : « dix, quinze minutes, voilà ma vie. »
Nicolas Bouvier - Routes et déroutes