Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Nicolas Bouvier Rencontre avec Nicolas Bouvier : Tuez-les tous avant Noël

Tuez-les tous avant Noël

—Croyez-vous au Diable ?

— ? ! ?

—Croyez-vous au Diable ?

— Il est un peu partout, mais je le connais mal et c'est ce qui me gêne : je ne sais ni où ni quand il m'attaque et lorsqu'il le fait c'est que sans crier gare et sans douleur, comme le début d'un cancer.

— Alors que faut-il faire  ?

—Se renseigner du mieux que l'on peut sur ses déguisements et ses costumes, sur son aspect protéiforme ,et c'est très difficile. Ce n'est pas un monstre poilu qui nous mettrait aussitôt sur nos gardes, il est très chic et distingué— n‘oublions pas qu'il est un ange déchu qui a vécu dans les meilleures compagnies—et souvent ce chic nous dupe.

Vous trouverez un petit livre de Denis de Rougemont,La part du Diable, où il lui règle son compte en brillant philosophe, frotté d'excellente théologie protestante, mais ce discours éblouissant reste un peu théorique et léger pour traiter d'un personnage si lourd et si flou. Je crois qu'il ne connaissait pas le Diable mieux que moi, et Satan a dû bien s'amuser, le livre a dû plusieurs fois les tomber des mains. Il y a aussi un très bon Diable dans L'Histoire du Soldat de Ramuz- Stravinsky, incomparable chef-d'œuvre qui devrait être connu de la terre entière. Il est malin, comme tout, excellent, stratège et psychologue, mais il finit par être privé de ses projets par un tout petit violon qui agace les dents, et par une princesse à la fois vaudoise et circassienne, qui, pour dire "oui", dit "que si! !que si !" En somme, il est tenu en échec par la mélodie, même grinçante, et par l'amour, mais cette défaite n'est pas définitive, et Ramuz lui-même, dont l'œuvre est si noire, en était bien conscient. Malgré cet excellent exorcisme, donc L'Histoire du Soldat, je crains que nous n'ayons toujours le Diable sur ou sous les bras.

—Alors comment s'en défaire ?

—Si je le savais, j'irai le claironner partout. Il est certain qu'une fois bien ancré dans le rachat des péchés et la rédemption, qu'elle soit chrétienne, bouddhque, chamanique, vaudou, etc., lui pose quantité de problèmes, mais il ne s'avoue jamais battu. L'amour, la musique, la magie des mots sont aussi des protections, efficaces, mais provisoires, car ces instants de grande écoute ou de création ne durent pas ; ensuite, on se retrouve tout seul et tout con.

Autre recette, tirée de l'image populaire russe que je vous propose aujourd'hui : sitôt que le Dable montre le bout de l'oreille, lui foncer dessus avec la dernière énergie et le tuer à coups de ridicule et de fourches. Tous ces diablotins,terrifiés et promis au saloir du boucher me rassurent et me font beaucoup rire. C'est un plaisir de mettre sous l’oeil public une estampe aussi réconfortante.

—Au fond, vous ne m'avez pas dit grand-chose aujourd'hui.

—Rien à ajouter, allez au Diable.

Nicolas Bouvier-Histoire d'une image- Pages 92-93-94-ÉditionsZOE-2001