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Rencontre avec Novalis Rencontre avec Novalis (1772-1801): Les Hymnes à la nuit I et II (traduction de Paul Morisse)

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NOVALIS- LES HYMNES À LA NUIT-Traduction de Paul Morisse (1908)

Hymne I

Qui, donc, doué de vie et d’intelligence, ne préfère, parmi tous les phénomènes de l’immense espace qui l’entoure, la toute éjouissante lumière, avec ses rayons et ses ondes, ses couleurs et sa douce omniprésence dans le jour ? Comme de la vie l’âme la plus intime, la respire le monde immensurable des astres infatigués, qui se baignent dans son océan d’azur; la respirent l’étincelante pierre et la coite plante et, des animaux, l’énergie toujours mouvante et multiforme; la respirent les nuages diaprés et les brises, mais, plus qu’eux tous, les divins étrangers aux yeux pleins de pensée, à la démarche légère, à la bouche mélodieuse. Reine de la nature d’ici- bas, elle appelle chaque force à d’innombrables transformations et, par sa seule présence, révèle la prodigieuse splendeur de l’empire terrestre.

J’abaisse mes regards vers la sainte, l’inexprimable, la mystérieuse Nuit. Bien loin, gît le monde, comme abîmé au creux d’un caveau : combien déserte et solitaire sa place ! A travers les cordes du cœur passe le souffle d’une profonde mélancolie. Lointains du souvenir, désirs de la jeunesse, rêves de l’enfance, toutes les joies brèves et tous les vains espoirs de toute une longue vie s’en viennent en robes grises, comme la brume du soir après le coucher du soleil. Bien loin gît le monde et ses joies bariolées. La Lumière a dressé en d’autres espaces ses tentes aériennes. Jamais plus ne reviendra-t-elle vers ses enfants, ses jardins ? Jamais plus ne rentrera-t-elle en sa somptueuse demeure?

Mais qu’est-ce donc qui, tout à coup, au fond du cœur, s’éveille et, si frais, si rafraîchissant, si comblé de pressentiments, se met à sourdre, en quoi s’évanouit l’air mol de la mélancolie ? O Nuit obscure, est-ce qu’en toi aussi battrait un coeur humain ? Sous ton manteau que portes-tu, qui, d’une force invisible, en mon âme pénètre ? Mais ton extérieur seul est terrible. Un baume précieux s’épand, goutte à goutte, de ta main, de la gerbe de pavots... Les lourdes ailes de l’âme, tu les déploies dans une douce ivresse, et tu nous verses des joies sombres ; et indicibles, secrètes comme toi- même, des joies par quoi tout un ciel se laisse pressentir. Combien pauvre et combien puérile m’apparaît la Lumière avec ses objets aux multiples couleurs, combien réjouissant et béni l’adieu du jour ! Ainsi, ce n’est que parce que la Nuit de toi détourne tout servant, que, de ces globes lumineux, tu parsemas les lointains de l’espace afin qu’aux heures de ton absence ils proclamassent ta toute- puissance et ton retour. Plus que ces étoiles scintillantes, nous sont célestes les yeux infinis que la Nuit ouvre en nous. Leur vue perce au delà des plus pâles de ces étoiles innombrables, et, sans le secours de la lumière, ils vont au plus profond d’une âme aimante, ce qui comble d’une ineffable volupté une région supérieure. Los à la Reine de l’Univers, à la suprême révélatrice du monde sacré, à la protectrice du bienheureux Amour ! Et tu t’en viens, Aimée... la nuit est là... Mon âme est toute ravie... loin derrière moi est la route terrestre et, de nouveau, voici que tu es mienne. Je regarde en tes yeux profonds et sombres et ne découvre qu’Amour et que Félicité. L’autel de la Nuit, molle couche, nous accueille... tout voile tombe, et, par l’ardente étreinte allumé, s’enflamme le feu pur du doux holocauste…

Hymne II

Faut-il que toujours revienne le matin ? La puissance du terrestre ne cessera-t-elle jamais ? Quelle activité funeste effraye l’approche de la Nuit ? Est-ce que jamais ne brûlera éternellement de l’amour le mystérieux holocauste ? Les heures de la lumière sont comptées, comme de la veille, mais hors du temps règne la Nuit et éternelle est la durée du Sommeil. O Sommeil sacré ! ne comble pas trop rarement de bonheur, en sa tâche terrestre, celui-là qui est voué à la Nuit ! Seuls les fous te méconnaissent et ne savent de tout sommeil que l’ombre que, par compassion, tu jettes sur nous en ce crépuscule de la Nuit véritable. Ils ne te sentent pas dans le flot doré des grappes, dans l’huile magique de l’amandier, non plus que dans le suc brun du pavot. Ils ignorent que c’est toi qui planes autour du sein de la tendre vierge et que par toi le giron devient un ciel. Et point ils ne soupçonnent qu’ouvrant les cieux tu t’avances de vers nous, venu du fond d’antiques histoires, avec en main la clef du séjour des bienheureux, ô taciturne messager de mystères infinis !