Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Novalis Rencontre avec Novalis (1772-1801) : Les Hymnes à la nuit III et IV (traduction de Paul Morisse)

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HYMNE III

Un jour que je répandais des larmes amères, alors que tout mon espoir, dissous en la douleur, s’évanouissait, et que, près du tertre aride qui, dans son étroit et sombre espace, enfermait la forme de ma vie, je me tenais solitaire, solitaire comme jamais nul ne fut, agité par une indicible angoisse, sans forces n’étant plus qu’une pensée de misère... Comme je cherchais autour de moi quelque secours, ne pouvant plus faire un pas en avant ni revenir, et que je restais là attaché, avec un désir infini, à cette vie fugitive et éteinte, alors voici que parut, au lointain des cimes de mon ancienne félicité, le premier frisson du crépuscule. Et, tout à coup, le cordon de la naissance, chaîne de la lumière, se rompit !... La splendeur terrestre s’en fut, et avec elle ma tristesse. En même temps s’épandait, toute, ma mélancolie en un monde nouveau, insondable. Et toi, Ivresse nocturne, Assoupissement des Cieux, tu descends sur moi : doucement la contrée se souleva, et au-dessus de la contrée mon esprit, libéré, né à une seconde vie, plana. Le tertre se dispersa en un nuage de poussière, et, à travers ce nuage, je vis les traits transfigurés de l’Aimée. Dans ses yeux reposait l’Éternité... Je saisis ses mains, et les larmes me devinrent un lien, resplendissant, indéchirable ! Tels des orages, des milliers d’années s’enfuyaient dans le lointain... A son cou, je pleurai, devant la vie nouvelle, de délicieuses larmes. - Ce fut le premier Rêve en toi. Il passa, mais son reflet demeure : foi éternelle et inébranlable en ton Ciel, ô Nuit, et en son Soleil, l’Aimée !

HYMNE IV

Maintenant je le sais, lequel sera le dernier matin ; lorsque la Lumière ne fera plus s’enfuir et la Nuit et l’Amour, lorsque le Sommeil, devenu éternel, ne sera plus qu’un seul Rêve intarissable. Une céleste lassitude s’est emparée de moi à jamais. Long et harassant me fut le pèlerinage au saint tombeau, pesante la croix. L’onde cristalline qui, imperceptible aux sens ordinaires, sourd dans le sein obscur du tertre au pied duquel vient se briser le flot terrestre, celui qui une fois s’y désaltéra, qui, debout sur le mont- frontière du monde, plongea dans le pays nouveau, demeure de la Nuit, - celui-là ne se rejettera pas dans le tumulte de la vie terrestre, ne retournera point dans la contrée où règne la Lumière et qu’une agitation perpétuelle trouble. Là-haut, il se bâtit des huttes, - huttes de la paix, - il aspire, aime, porte ses yeux par delà la frontière, attendant que la plus désirée des heures l’attire dans le flot de la source. Le terrestre surnage et se déverse des hauteurs, mais ce que sacra le toucher de l’Amour coule, dissous, par de secrètes galeries, jusqu’en ce territoire au-delà où, lui et les chers trépassés, ainsi que nuages se confondent.

Le harassé, tu l’éveilles à nouveau pour la tâche, ô Lumière allègre, m’insufflant le goût d’une vie joyeuse, mais point tu ne m’arracheras au souvenir de ce monument qu’une mousse recouvre. J’accepte que mes mains au travail soient ardentes, volontiers je serai où je te puis être utile, glorifiant toute la splendeur de ton éclat, suivant assidûment la belle ordonnance de ton œuvre artistique, considérant la marche judicieuse de ton horloge lumineuse et puissante, approfondissant les harmonies des forces et les règles du jeu merveilleux des espaces innombrables et de leur temps, mais fidèle à la Nuit, demeurera mon cœur secret, et fidèle à son fils, l’Amour créateur !

Peux-tu me montrer un cœur éternellement attaché ? Ton soleil a-t-il des yeux souriants qui me reconnaissent ? Tes étoiles se donnent-elles à ma main vers quelque autre tendue ? Me rendent- elles la tendre pression et le mot caressant ? L’as-tu ornée de couleurs et d’un contour léger, ou est-ce Elle qui prêta à ta parure une plus haute et plus chère signification ? Quelles jouissances, quelles voluptés offrent ta vie, qui surpassent les ravissements de la mort ? Tout ce qui nous inspire n’a-t-il pas les couleurs de la Nuit ? Elle est Celle qui, maternelle, te porte, et tu lui es redevable de ta splendeur. Tu disparaîtrais en toi-même, tu te dissoudrais en l’espace sans fin si elle ne te retenait, ne t’enchaînait pour que tu deviennes chaude et enfantes le Monde. En vérité, je fus avant que tu ne sois ; la Mère m’envoya, moi et ma race, habiter ton monde, pour le sanctifier par l’amour, pour donner un sens humain à tes créatures. Mûres, elles ne le sont pas encore, ces pensées divines, et les marques de notre présence sont toujours peu nombreuses. Un jour viendra où ton horloge dira la fin du Temps : lorsque, semblable à chacun de nous et rempli de désir, tu t’éteindras et mourras.

Déjà je sens en moi le terme de toute activité, la céleste Liberté, le bienheureux Retour ? Dans les violentes douleurs, je reconnais combien tu es loin de notre patrie et ta résistance à l’antique et superbe Ciel. Combien vaines ta fureur et ta rage ! Inconsummable, la croix se dresse, de notre race étendard victorieux. Vers là-bas, je chemine, pèlerin ; toute peine un jour deviendra un aiguillon pour la volupté. Peu de temps encore et libre, je reposerai enivré au giron de l’Amour. Une vie infinie descend sur moi ; mes regards vers toi s’abaissent. Contre cette colline ton éclat s’est brisé. Une ombre apporte la couronne qui rafraîchit. Oh ! aspire moi de toute ta force, Bien-Aimée, que bientôt je puisse m’endormir pour éternellement ! Je sens de la mort l’onde rajeunissante, et plein de courage, je reste ferme dans la tempête de la Vie.