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Rencontre avec Novalis Rencontre avec Novalis (1772-1801) : Les Hymnes à la nuit V (traduction de Paul Morisse)

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HYMNE V

Aux âges les plus reculés, régnait sur les races humaines répandues de toutes parts, muet et fort, un Destin de fer. Un bandeau sombre et lourd encerclait leur âme apeurée, et la Terre, séjour et patrie des Dieux, la Terre était sans fin. De formation mystérieuse, elle se tenait là, riche en joyaux et en prodiges ineffables. Par delà les cimes azurées du matin, dans le sein sacré de la Mer, demeurait le Soleil, vivant flambeau par qui tout s’allume. Un antique géant portait sur ses épaules le monde heureux. Au creux des montagnes se trouvaient les fils primordiaux de la Mère Terre, - impuissants dans leur fureur dévastatrice contre la nouvelle et magnifique race des Dieux et ses amis les hommes allègres. Les profondeurs sombres et bleues de la mer étaient le giron d’une déesse. Dans les grottes de cristal vivaient, joyeuses, de célestes cohortes. Arbres et fleuves, bêtes et fleurs possédaient un sens humain. Le vin était plus doux aux hommes, parce que versé par la jeunesse florissante des dieux et des déesses. Les lourdes gerbes du blé d’or étaient un présent des Divinités, et l’ivresse de l’Amour un culte sacré rendu à la Beauté suprême. Ainsi la Vie, pour les Dieux et pour les Hommes, se présentait comme une éternelle fête, et toutes les races, d’un cœur enfantin, vénéraient en la délicate et précieuse Flamme la chose la plus sublime du Monde…

Mais advint une pensée qui, terrible, entra et marcha vers la table en liesse, enveloppant l’âme de chacun d’une âpre épouvante. Les dieux eux-mêmes ne surent alors nul conseil qui remplît l’âme d’une douce consolation. Mystérieux sonnait le pas de ce monstre, dont aucune supplication ni aucune offrande ne calmait la fureur : c’était la Mort qui, par l’angoisse, la douleur et les larmes, interrompait le joyeux festin. Séparé dès lors, et pour éternellement, de tout ce qui, ici-bas, agitait son cœur d’une douce volupté; séparé des Aimés qui, maintenant souffrent d’un inutile désir, d’une douleur sans fin, il semble qu’à ce mort il n’est plus accordé qu’un rêve languissant, et que lui est imposée une puissante lutte. Brisé s’est le flot de la jouissance au rocher de l’infini regret.

Par l’intrépidité de son esprit et l’ardeur céleste des sens, l’homme embellit l’affreuse larve : un pâle adolescent qui éteint son flambeau puis repose, une fin qui se fait douce comme un soupir de harpe, le Souvenir se dissolvant dans l’onde froide des ombres. Ainsi chantait le Poème, suivant le triste besoin. Mais la Nuit éternelle ne cessait d’être énigmatique, signe grave d’une puissance inconnue et lointaine. Le vieux monde touchait à son terme. L’Eden de la jeune race se flétrit, et, au-dehors de lui, dans le libre espace, sortis de l’enfance et devenus grands tâchèrent les hommes. Les dieux avaient disparu. La Nature demeura toute seule et inanimée, comme tuée par la rigueur du nombre et la chaîne de fer. Les lois naquirent et, dans l’abstraction, comme en poussière et comme en vent, se dissipa la floraison incommensurable de la vie. La toute puissante foi s’en était allée, et, avec elle, cette compagne céleste, omnitransformatrice et lien parental entre toutes choses, la Fantaisie. Apre, une bise glaciale courut sur les plaines inertes, et l’Eden inerte s’anéantit dans l’éther. Les lointains infinis du ciel se peuplèrent de mondes lumineux. Au profond du Sanctuaire, en la région de l’être, l'Ame de l’Univers pénétra avec ses puissances, pour y gouverner jusqu’au lever du Jour Nouveau, jusqu’à l’aurore de la suprême Magnificence du Monde. La Lumière cessa d’être le séjour des Divinités et un signe céleste, et la Nuit fut le voile dont s’enveloppèrent les Dieux. La Nuit devint la génitrice féconde des Révélations.

Parmi les hommes, au milieu de ce peuple par chacun méprisé, mûr trop tôt et, plein de morgue, trop tôt devenu étranger à l’innocence heureuse de la jeunesse, là, dans la merveilleuse hutte de la Pauvreté, apparut, avec un visage jamais vu jusqu’’alors, le Monde Nouveau. Fils de la première entre toutes les Vierges et entre toutes les Mères, Fruit infini d’un mystérieux embrassement. La sagesse intuitive et fleurie de l’Orient fut la première à reconnaître l’aube des temps nouveaux : une étoile lui montra le chemin de l’humble berceau du Roi. Au nom de l’Avenir lointain, les mages l’honorèrent par l’éclat et le parfum, miracle suprême de la nature. Seul s’épanouit le Cœur céleste en giron ardent de l’Amour, tourné vers la face auguste du Père et reposant contre le sein béat de pressentiment de la Mère adorablement grave. L’œil prophétique de l’enfant florissant fixait, avec une ardeur divinisante, les jours du Futur, insoucieux du sort de sa terrestre existence et regardant ses bien-aimés, rejetons de sa race divine. Étrangement subjuguées par un amour puissant, à son entour bientôt les âmes les plus innocentes s’assemblèrent. Une vie nouvelle, étrangère, ainsi que fleurs germa à ses côtés. D’intarissables paroles et les messages les plus joyeux tombaient de ses lèvres aimables comme des étincelles d’un esprit divin. Des lointains rivages, né sous le ciel serein d’Hellas, un Chanteur s’en vint en Palestine, qui fit don de tout son cœur à l’Enfant Miraculeux :

« Tu es cet Adolescent qui, depuis des temps, se dresse en profonde méditation sur nos tombeaux, signe consolateur en la ténèbre, commencement joyeux de l’humanité supérieure. Ce qui jusqu’ici nous plongea dans une insondable détresse, à soi maintenant nous attire, éveillant en nous une douce aspiration. En la Mort s’est révélée la Vie éternelle, tu es cette Mort et toi seul nous as sauvés ! »

L’âme remplie de joie, le Chanteur s’en alla vers l’Indoustan, le cœur comblé d’éternel amour, que, sous ce doux ciel uni si intimement à la terre, il répandit en chants enflammés. Mille et mille cœurs se tournèrent vers lui, et la Bonne Nouvelle poussa des milliers de branches. Peu après le départ de ce Chanteur, la chère Vie devint la victime de la décadence profonde de l’humanité. Il mourut jeune, arraché au monde aimé, à sa mère en larmes, à ses amis... Le sombre calice des indicibles souffrances, sa bouche sainte le vida. Dans l’angoisse effroyable il vit approcher l’heure de la naissance du monde nouveau : il lutte péniblement avec les affres de l’antique Mort, défaillant sous le poids du Vieux Monde Il jette vers sa mère un dernier regard de tendresse, puis, libératrice, la main de l’amour éternel est sur Lui, et Il s’endort.... Quelques-uns des jours qui suivirent, un voile épais plana au-dessus de la mer mugissante; sur la terre agitée et sombre; les Aimés versèrent des torrents de larmes ; le Mystère fut descellé ; des esprits célestes soulevèrent la pierre millénaire de l’obscur sépulcre. Auprès de Lui qui sommeillait, des Anges s’assirent, délicat symbole des rêves ineffables. Réveillé dans une gloire nouvelle, il s’éleva au sommet de ce monde rajeuni, né de nouveau, et, de ses propres mains, enterra dans la grotte abandonnée le vieux monde mort avec lui, sur lequel, avec une force toute puissante, il reposa la pierre que nul ne peut soulever.

Tes disciples pleurent toujours auprès de ton tombeau des larmes de joie, des larmes d'émotion et de gratitude infinie. Toujours effrayés et ravis, ils te voient t’élever, et eux avec toi, pleurer avec une douce ardeur sur le sein bienheureux de la Mère et contre le cœur fidèle des Amis, courir tout rempli de désir dans les bras du Père, lui apportant la jeune humanité et, de l’avenir d’or, le calice intarissable. Ta Mère bientôt te suivit dans le triomphe céleste, et fut la première auprès de toi dans la nouvelle patrie. De longs temps se sont écoulés, et ta création nouvelle n’a cessé de se manifester dans une gloire toujours plus radieuse. Les hommes, par milliers, poussés par la douleur et la souffrance, pleins de foi, de désir et d’attachement, te suivirent et marchent avec Toi et la Vierge céleste dans le royaume de l’Amour, servent au temple de la divine Mort.

La pierre est levée, l’Humanité est ressuscitée : nous tous demeurons tiens, et pourtant nous sentons libres. Le plus âpre souci disparaît à l’heure de la suprême Cène, devant ta coupe d’or, alors que la Terre et la Vie cèdent.

Aux Noces ! crie la Mort. Des lampes, la flamme est claire. Les vierges attendent à leur place, et d’huile chacune d’elles s’est munie. Que bientôt le lointain résonne du bruit de ton cortège, et que les étoiles nous appellent d’une langue et d’une voix humaines !

Vers toi, Marie, mille cœurs déjà se soulèvent ! en cette vaine vie, c’est toi seule qu’ils ont réclamée ; ils espèrent guérir, et leur joie est pleine de pressentiments, viennes-tu, être sacré, à les serrer contre ta poitrine fidèle !

Et vers tels qui, ardemment, se sont consumés dans des tortures amères et, fuyant ce monde, vers toi seulement se sont tournés, vers eux qui, à nous secourables, nous sont apparus en maintes misère et peine, - nous venons, pour y rester éternellement.

Maintenant, auprès de nul tombeau, ne pleure plus de douleur celui-là qui aimant croit ; il n’est personne à qui ne soit enlevé le doux bien de l’Amour ; les fidèles enfants du Ciel veillent alors autour de son cœur; pour adoucir son désir brûlant, la Nuit vient qui l’inspire.

Soyez consolés ! la Vie marche vers la Vie éternelle ; élargie par un feu intérieur notre pensée se transfigure. Le monde sidéral s’épandra en vin d’or de la Vie, nous le boirons et serons de lumineuses étoiles.

Nulle entrave ne s’opposera désormais à l’amour ! La vie entière ondule à l’infini comme une mer. Ce n’est plus qu’une unique nuit de délices, un poème éternel ! Et notre soleil à tous, c’est la face de Dieu même.