Association Encrier - Poésies

Rencontre avec René Char Rencontre avec René Char : Effacement du peuplier

Réédition du billet du 19 février 2016

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Effacement du peuplier

L'ouragan dégarnit les bois .

J'endors, moi, la foudre aux yeux tendres .

Laissez le grand vent où je tremble

S'unir à la terre où je croîs .


Son souffle affile ma vigie .

Qu'il est trouble le creux du leurre

De la source aux couches salies!


Une clé sera ma demeure ,

Feinte d'un feu que le coeur certifie ;

Et l'air qui la tint dans ses serres .

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JEAN STAROBINSKI pages 27 et 28 , fin de l’article «  René Char et la définition du poème » paru dans la revue « Liberté » vol.10 no4 1968 p.13-28) écrit :

Relisons Effacement du Peuplier (Retour Amour 1966) , ce texte si laconique et si spacieux, où non seulement les quatre éléments trouvent place, mais encore la vérité et le leurre, la violence et la tendresse, la nature et l'homme unis :

L'ouragan est liberté déchaînée, avec le flux inépuisable du vent et la brûlure de la foudre. Mais l'arbre endurant, dans sa croissance obstinée, endort la foudre: elle est nommée «la foudre aux yeux tendres», la douceur s'y mêle à la violence. Si nous écoutons l'injonction de l'arbre, la furie mouvante de l'ouragan s'unira à la terre immobile. L'arbre appartient à la fois à l'air et à la terre. Le conflit des éléments lui inflige sa passion, mais il en est en même temps le conciliateur. Il est debout, amarré au sol stable, et il tremble au gré de l'ouragan. Son frémissement est l'indice de sa double appartenance. Car trembler est un mouvement statique, où s'exprime à la fois l'obéissance à la terre et l'obéissance au vent. Ainsi le peuplier participe au flux vagabond et demeure prisonnier de son site. Dans sa verticalité agitée, par sa cime dressée au cœur du tumulte aérien, le peuplier refuse le destin paresseux de la source: le signe de l'altitude en éveil (la «vigie») s'oppose à l'image d'une trouble origine mêlée à l'humus. (La figure de l'arbre dressé dans l'air tumultueux s'apparente à d'autres figures de la liberté: celle, notamment, de la rame dans l'océan.) «Une clé sera ma demeure». La parole de l'arbre devient ici celle du poète. Car le poète est l'homme de l'ouverture,celui qui refuse de s'établir. «Une clé sera ma demeure» : cette parole peut sembler énigmatique; le laconisme de Char rejoint l'emblème et la devise; la parole ne laisse pas déchiffrer immédiatement son parti singulier et sa portée universelle. Elle n'attend cependant qu'une patience et un appui de notre regard pour s'illuminer. Et l'on découvre qu'elle définit le lieu de la poésie et qu'elle fait appel, une fois encore, à l'union des contraires. Char nous dit fortement que la seule demeure du poète est l'instrument du passage, ce par quoi un seuil peut être franchi. («Epouse et n'épouse pas ta maison» , dit-il ailleurs (Feuilles d’Hypnos 34 , Fureur et Mystère , 1965 , p.130). Le poème est cette clé, — une clé qui nous libère,nous lecteurs, — tandis que le poète reste assigné à sa veillée.
Or la clé a reçu forme «d'un feu que le cœur certifie», et, d'autre part, elle appartient aussi à la force souveraine du vent («qui la tint dans ses serres»). Comment mieux dire que le poème, chose feinte, objet imaginaire, a pour garant de sa vérité le feu intérieur de l'homme et la royauté extérieure du vent? Qu'ainsi, sous ce double auspice, la parole poétique ne peut nous égarer, si loin qu'elle nous conduise de nos logis paresseux? Le poème, mince et forte clé, nous donne une plus ample demeure sous le ciel commun; il nous fait accéder à ce foyer instantané «où la beauté, après s'être longtemps fait attendre, surgit des choses communes, traverse notre champ radieux, lie tout ce qui peut être lié, allume tout ce qui doit être allumé de notre gerbe de ténèbres» (Recherche de la base et du sommet,1965,p.130.).

JEAN STAROBINSKI pages 27 et 28 , fin de l’article «  René Char et la définition du poème » paru dans la revue « Liberté » vol.10 no4 1968 p.13-28)

L'article complet est disponible : ICI