Association Encrier - Poésies

Rencontre avec René Char Rencontre avec René Char : Suzerain

Écoutez René Char 

              Suzerain

Nous commençons toujours notre vie sur un crépuscule admirable. Tout ce qui nous aidera, plus tard, à nous dégager de nos déconvenues s'assemble autour de nos premiers pas.

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                  La conduite des hommes de mon enfance avait l'apparence d'un sourire du ciel adressé à la charité terrestre. On y saluait le mal comme une incartade du soir. Le passage d'un météore attendrissait. Je me rends compte que l'enfant que je fus, prompt à s'éprendre comme à se blesser, a eu beaucoup de chance. J'ai marché sur le miroir d'une rivière pleine d'anneaux de couleuvre et de danses de papillons. J'ai joué dans des vergers dont la robuste vieillesse donnait des fruits. Je me suis tapi dans des roseaux, sous la garde d'êtres forts comme des chênes et sensibles comme des oiseaux.

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                Ce monde net est mort sans laisser de charnier. Il n'est plus resté que souches calcinées, surfaces errantes, informe pugilat et l'eau bleue d'un puits minuscule veillé par cet Ami silencieux.

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              La connaissance eut tôt fait de grandir entre nous. Ceci n'est plus, avais-je coutume de dire. Ceci n'est pas, corrigeait-il. Pas et plus étaient disjoints. Il m'offrait, à la gueule d'un serpent qui souriait, mon impossible que je pénétrais sans souffrir. D'où venait cet Ami ? Sans doute, du moins sombre, du moins ouvrier des soleils. Son énergie que je jugeais grande éclatait en fougères patientes, humidité de mon espoir. Ce dernier, en vérité, n'était qu'une neige de l'existence, l'affinité du renouveau. Un butin s'amoncelait, dessinant le littoral cruel que j'aurais un jour à parcourir. Le cœur de mon Ami m'entrait dans le cœur comme un trident, cœur souverain égaillé dans des conquêtes bientôt réduites en cendres, pour marquer combien la tentation se déprime chez qui s'établit, se rend. Nos confidences ne construiraient pas d'église ; le mutisme reconduisait tous nos pouvoirs.

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                 Il m'apprit à voler au-dessus de la nuit des mots, loin de l'hébétude des navires à l'ancre. Ce n'est pas le glacier qui nous importe mais ce qui le fait possible indéfiniment, sa solitaire vraisemblance. Je nouai avec des haines enthousiastes que j’aidai à vaincre puis je quittai. (Il suffit de fermer les yeux pour ne plus être reconnu.) Je retirai aux choses l’illusion qu’elles produisent pour se préserver de nous et leur laissai la part qu’elles nous concèdent. Je vis qu’il n’y aurait jamais de femme pour moi dans MA ville. La frénésie des cascades, symboliquement, acquitterait mon bon vouloir.

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                  J’ai remonté ainsi l’âge de la solitude jusqu’à la demeure vivante de L’HOMME VIOLET. Mais il ne disposerait là que du morose état civil de ses prisons, de son expérience muette de persécuté, et nous n’avions, nous, que son signalement d’évadé.

  René Char,  Le poème pulvérisé, (1945-1947) Fureur et mystère, Suzerain, p.192-193, Edition Poésie/Gallimard.

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Jean-Michel Maulpoix écrit : "Il y a du jadis, du naguère et de l’autrefois chez Char, mais il n’est pas mort. Il continue de brûler et se libère du regret par les énergies qu’il continue de transmettre. Le passé exerce une espèce de suzeraineté sur le présent : « Nous commençons toujours notre vie sur un crépuscule admirable. Tout ce qui nous aidera, plus tard, à nous dégager de nos déconvenues s’assemble autour de nos premiers pas. » Ainsi s’ouvre le poème intitulé « Suzerain », dans Fureur et mystère, où Char célèbre ce que lui ont transmis des « êtres forts comme des chênes et sensibles comme des oiseaux »."

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Dans sa préface à l'édition allemande des Poésies de Char, parue en 1959, Albert Camus écrit :

« Je tiens René Char pour notre plus grand poète vivant et Fureur et mystère pour ce que la poésie française nous a donné de plus surprenant depuis Les Illuminations et Alcools ... La nouveauté de Char est éclatante, en effet. Il est sans doute passé par le surréalisme, mais il s'y est prêté plutôt que donné, le temps d'apercevoir que son pas était mieux assuré quand il marchait seul. Dès la parution de Seuls demeurent, une poignée de poèmes suffirent en tout cas à faire lever sur notre poésie un vent libre et vierge. Après tant d'années où nos poètes, voués d'abord à la fabrication de « bibelots d'inanité », n'avaient lâché le luth que pour emboucher le clairon, la poésie devenait bûcher salubre. ... L'homme et l'artiste, qui marchent du même pas, se sont trempés hier dans la lutte contre le totalitarisme hitlérien, aujourd'hui dans la dénonciation des nihilismes contraires et complices qui déchirent notre monde ... Poète de la révolte et de la liberté, il n'a jamais accepté la complaisance, ni confondu, selon son expression, la révolte avec l'humeur ... Sans l'avoir voulu, et seulement pour n'avoir rien refusé de son temps, Char fait plus alors que nous exprimer : il est aussi le poète de nos lendemains. Il rassemble, quoique solitaire, et à l'admiration qu'il suscite se mêle cette grande chaleur fraternelle où les hommes portent leurs meilleurs fruits. Soyons-en sûrs, c'est à des œuvres comme celle-ci que nous pourrons désormais demander recours et clairvoyance. »