Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Saint - John Perse Rencontre avec Saint-John Perse (1887 - 1975): Exil III

Écoutez Sophie Bourel

Exil

III

« … Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette splendeur,

« Et comme un haut fait d’armes en marche par le monde, comme un dénombrement de peuples en exode, comme une fondation d’empires par tumulte prétorien, ha ! comme un gonflement de lèvres sur la naissance des grands Livres,

« Cette grande chose sourde par le monde et qui s’accroît soudain comme une ébriété.


« … Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette grandeur,

« Cette chose errante par le monde, cette haute transe par le monde, et sur toutes grèves de ce monde, du même souffle proférée, la même vague proférant

« Une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible…


« … Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette fureur

« Et ce très haut ressac au comble de l’accès, toujours, au faîte du désir, la même mouette sur son aile, la même mouette sur son aire, à tire-d’aile ralliant les stances de l’exil, et sur toutes grèves de ce monde, du même souffle proférée, la même plainte sans mesure

« A la poursuite, sur les sables, de mon âme numide… »


Je vous connais, ô monstre ! Nous voici de nouveau face à face. Nous reprenons ce long débat où nous l’avions laissé.

Et vous pouvez pousser vos arguments comme des mufles bas sur l’eau : je ne vous laisserai point de pause ni répit.

Sur trop de grèves visitées furent mes pas lavés avant le jour, sur trop de couches désertées fut mon âme livrée au cancer du silence.


Que voulez-vous encore de moi, ô souffle originel ? Et vous, que pensez-vous encore tirer de ma lèvre vivante,

Ô force errante sur mon seuil, ô Mendiante dans nos voies et sur les traces du Prodigue ?

Le vent nous conte sa vieillesse, le vent nous conte sa jeunesse… Honore, ô Prince, ton exil !

Et soudain tout m’est force et présence, où fume encore le thème du néant.


« … Plus haute, chaque nuit, cette clameur muette sur mon seuil, plus haute, chaque nuit, cette levée de siècles sous l’écaille,

« Et, sur toutes grèves de ce monde, un ïambe plus farouche à nourrir de mon être !…

« Tant de hauteur n’épuisera la rive accore de ton seuil, ô Saisisseur de glaives à l’aurore,

« Ô Manieur d’aigles par leurs angles, et Nourrisseur des filles les plus aigres sous la plume de fer !

« Toute chose à naître s’horripile à l’orient du monde, toute chair naissante exulte aux premiers feux du jour !

« Et voici qu’il s’élève une rumeur plus vaste par le monde, comme une insurrection de l’âme…

« Tu ne te tairas point clameur ! que je n’aie dépouillé sur les sables toute allégeance humaine.

( Qui sait encore le lieu de ma naissance ? ) »

Saint-John Perse , Exil III, 1942, édition de la PLeiade , P.127

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Pour Didier Anzieu , la strophe entière (en gras ci-dessus) est la description un peu forcée par l‘emphase poétique , du saisissement créateur (phase première pour Anzieu du travail créateur (voir Le corps de l'oeuvre , 2e Partie : Les cinq phases du travail créateur p.94 à 211) )

Extrait :

"Inspiré , le créateur recommence sa propre naissance et réexpérimente le risque mortel : il est envahi par le froid extérieur , oppressé par l'air ; inerte , immobile , paralysé , il se trouve sans parole , sinon sans voix ; il n'a plus que la ressource d'un cri . Il est presque mort de saisissement , mais , retournement décisif , il saisit l'occasion , il se saisit de l'étrange , de l'inconnu , de l'imprévisible , qui n'est peut-être qu'un objet banal vu avec des yeux neufs et dont il va faire un essentiel , un fil directeur , un ressort logique . Il y a là une situation paradoxale mais , comme Winnicot en avait une découverte à propos de l'objet transitionnel , à la fois placé là plus ou moins par hasard par l'entourage et inventé par l'enfant , le paradoxe du saisissement – passivité du Moi , activité de la conscience – ne doit pas être résolu pour qu'un processus créateur puisse s'enclencher . Lors de cette phase première , de cet instant inaugural , le créateur est un saisisseur , pour reprendre le dérivé lexical forgé par un poète : "Ô Saisisseur de glaives à l‘aurore" ."

"Borgès , dans sa Posface à son recueil Le Rapport de Brodie ( 1970) , a décrit ainsi l'impression de saisissement :

"En marchant dans la rue ou le long des galeries de la Bibliothèque nationale , je sens quelque chose se prépare à prendre possession de moi . Ce quelque chose peut être un conte ou un poème . Je n'interviens pas , je le laisse faire ce qu'il veut . De loin , je le sens prendre forme . Je vois vaguement sa fin et son début , mais pas le trou noir entre les deux . Ce milieu , dans mon cas , m'est donné graduellement . S'il se trouve qu'il ne m'est pas révélé par les dieux , mon moi conscient doit s'en mêler et ces bouche - trous inévitables sont , je le soupçonne , mes pages les plus faibles ".

Le saisissement créateur est un moment psychotique non pathologique ."